— Je vous rembourserai le sac, s’excusa Heller.
— Hum, fit le gros homme. Tape dans celui-là, pour voir.
Heller se planta devant le sac que l’autre lui avait désigné et donna un coup de poing dedans. Le sac oscilla lourdement, sans plus.
— Les ressorts de l’autre étaient morts, lâcha le gros homme. Tu devrais vérifier le matériel, Joe.
Je ris. Heller ne cognait pas si fort que ça, tout compte fait. Il est tout le temps en train de frimer. C’était réjouissant de le voir ramasser une gamelle de temps à autre.
Les représentations avaient probablement commencé car il n’y avait plus de files d’attente devant les théâtres.
— Si tu veux voir la fin d’une pièce, dit Bang-Bang, attends l’entracte. Les gens sortent dans le hall pour fumer une cigarette. Tout ce que tu as à faire, c’est de te mêler à eux au moment où ils regagnent la salle. Le problême, c’est que tu te demandes toujours ce qui s’est passé au début de la pièce, alors j’ai arrêté de faire ça.
Ils s’arrêtèrent devant un gigantesque restaurant illuminé de partout et surmonté d’une énorme enseigne lumineuse :
Sardine’s
Le maître d’hôtel aperçut Bang-Bang dans la file d’attente, les entraîna à l’intérieur et les mena à une petite table dans le fond.
— Il y a pas mal de célébrités qui viennent dîner ici, dit Bang-Bang. Regarde ce type là-bas. C’est Johnny Matinee. Et cette femme, dans ce box, c’est Jane Lologiggida. Toutes les stars du théâtre viennent manger ici. Lorsqu’il y a une première, les comédiens rappliquent ici après la représentation. Si la pièce est un succès, tout le monde applaudit. Si c’est un bide, personne ne leur adresse la parole.
La table d’Heller et de Bang-Bang se trouvait dans un petit coin discret. Le maître d’hôtel revint bientôt et leur tendit à chacun un menu. Heller regarda les prix.
— Hé, c’est pas donné ici. J’avais pas l’intention de me faire inviter. C’est moi qui régale.
— Malgré son côté tape-à-l’œil, c’est un restaurant italien ici. Il appartient à la famille Corleone. Donc, c’est la maison qui offre. De toute façon, on va juste nous servir une salade, des boulettes de viande et des spaghetti. Ce qui n’empêche que ce sera de la bouffe de tout premier choix.
Bang-Bang essayait d’extraire quelque chose de la poche intérieure de son veston. Une bouteille de Johnnie Walker golden label ! Il la posa sur la table.
— Ne fais pas cette tête-là, môme. Je ne l’ouvrirai pas. Je l’ai juste amenée pour la contempler. Il m’en reste des cartons entiers, mais comme je vais partir huit mois à Sing Sing, je vais me retrouver au régime sec. Alors j’ai pris cette bouteille avec moi, histoire de me dire que je ne suis pas encore en prison.
La salade arriva et ils l’attaquèrent de bon appétit. Un serveur passa devant eux. Il arborait une moustache luxuriante.
— Che c’è di nuovo ? demanda-t-il à Bang-Bang.
— Tout va mal, répondit le petit Sicilien. Je te présente le môme, Pretty Boy Floyd. Il est de la famille. Floyd, voici Cherubino Gatano.
— Enchanté, fit le serveur. Tu veux quelque chose à boire, Floyd ?
— De la bière.
— Attends ! Stop ! cria Bang-Bang. Te laisse pas avoir par ce bambino, Cherubino. Il est mineur. Ça risque de (biper) pour toi si tu lui sers de l’alcool. Il ne faut jamais enfreindre la loi.
— Tais-toi, répliqua le serveur. Il peut boire de la bière même s’il est mineur.
— Depuis quand ?
— Depuis tout de suite, fit Cherubino avant de s’éloigner.
Il revint bientôt avec un plateau sur lequel étaient posées une bouteille trapue et une flûte de pilsener.
— Tu enfreins la loi ! protesta Bang-Bang. Et moi qui vais bientôt retourner en tôle ! Ils vont ajouter : « A incité un mineur à bafouer la loi » et me coller perpète !
— Bang-Bang, dit Cherubino, je t’aime. Je t’aime depuis l’époque où je t’ai connu en culottes courtes. Mais tu es bête. Tu ne sais pas lire. C’est de la bière suisse, une bière excellente. Sauf qu’elle ne contient pas la moindre goutte d’alcool ! (Il mit la bouteille sous le nez de Bang-Bang pour lui montrer l’étiquette et ajouta :) Elle est importée et elle est légale !
Puis il remplit la flûte et la tendit, à Heller, qui goûta.
— Ouaaaah, délicieux !
— Tu vois ? dit Cherubino en posant la bouteille vide sur le plateau. Tu as toujours été bête, Bang-Bang.
— Laissez la bouteille, dit Heller. Je vais recopier l’étiquette. J’en ai ma claque de toutes ces boissons à base de cola !
— Bang-Bang et moi, on virait les Grecs qui venaient empiéter chez nous, à l’époque où on vivait à Hell’s Kitchen. Alors ne va pas croire qu’on n’est pas amis, lui et moi. Mais il a toujours été bête et quand il est revenu de la guerre, l’armée l’avait rendu encore plus bête, ce qui n’est pas rien. A bientôt, môme.
Et il s’éloigna. Bang-Bang riait aux éclats.
— Cherubino était mon capitaine pendant la guerre. Il est bien placé pour le savoir.
— Tu as fait quoi dans cette guerre ?
— Moi ? J’ai été marine.
— Oui, mais tu as fait quoi ?
— Eh bien, il paraît qu’un marine est censé savoir tout faire. Il doit savoir manier toutes sortes d’armes, ce qui fait qu’il n’a pas vraiment de spécialité, comme les gars de l’armée de terre, et qu’il se fait tirer dessus avec plus de diversité.
— Qu’est-ce que tu as reçu comme entraînement ?
— Oh, j’ai été bien entraîné. Et j’ai eu un démarrage en flèche. Quand je suis sorti du camp d’entraînement, je me suis retrouvé tout en haut – c’est le cas de le dire. Qn m’a mis pilote d’hélico.
— D’hélico ?
— Hélicoptère, môme. Un engin avec une grande hélice sur le dos. D’où tu sors, bon sang ? Ça t’arrive de regarder les vieux films ?… Enfin bon, pour en revenir à mon histoire, je passais la journée à sillonner le ciel et à tirer sur tout ce qui bougeait en bas, quand, brusquement, ils m’ont envoyé dans une école de spécialistes.
— Quelle branche ?
— Sabotage. (Les boulettes de viande et les spaghetti arrivèrent.) Oh, et puis zut, môme ! Puisqu’on est potes, autant que je te dise la vérité. Je m’étais écrasé tant de fois et j’avais bousillé tant d’hélicos qu’un colonel a dit : « Ce (bip) de Rimbombo est un élément doué ; mais il n’est pas dans la bonne branche. Envoyez-le à l’école de sabotage. » J’ai essayé de lui expliquer que c’était difficile de ne pas se crasher dans un hélico criblé de balles, mais il n’a pas voulu m’écouter et je me suis retrouvé saboteur. Et je n’ai pas eu besoin de me reconvertir après la guerre. Personne n’est au courant de cette histoire, alors ne l’ébruite pas, môme.
— Oh, je ne dirai rien, le rassura Heller. (Après un temps, il dit :) Bang-Bang, j’aimerais que tu me donnes ton avis à propos de quelque chose.
Ah, on entrait dans le vif du sujet. Quel hypocrite, ce Heller. Je savais très bien qu’il n’était pas venu ici pour s’amuser. Je dressai l’oreille. Peut-être qu’il allait réussir à se mettre Bang-Bang à dos. Il a le don d’irriter tout le monde. Moi, surtout… Une habitude dangereuse !
Il sortit un formulaire de sa poche. L’en-tête disait :
ÉCOLE D’ENTRAÎNEMENT DES OFFICIERS DE RÉSERVE
Il s’agissait d’un formulaire d’engagement.
— Bang-Bang, reprit Heller, regarde cette ligne, ici. Elle dit que je promets d’être fidèle aux États-Unis d’Amérique et de soutenir la Constitution. Et je suis censé signer. Ça me paraît plutôt irrévocable comme serment.