— Tu es en train de prendre du retard sur ton horaire, trancha Heller en lui tendant l’un des sacs à dos.
Et Bang-Bang partit à toute allure en traînant le sac derrière lui, remontant sans cesse la casquette qui lui tombait sur les yeux.
Heller sortit un drap-caméléon. Par tous les Dieux, un gadget voltarien ! Il s’agit d’un drap spécial de trois centimètres carrés qui, déployé, peut atteindre trois mètres carrés et qui, posé sur une surface, en prend immédiatement la couleur.
Le drap se confondit avec la pelouse. Monsieur ne voulait pas se salir ! Mes Dieux, pourquoi fallait-il toujours qu’il soit aussi propre ? Pouah !… Ah ! Ces types de la Flotte !…
Ensuite il sortit un repose-dos autogonflable. Encore un gadget voltarien ! Il se remplit d’air. Il retourna le sac à dos et les livres se déversèrent en cascade sur le drap. Il y en avait partout !
Il se cala confortablement contre le repose-dos, farfouilla parmi ses livres et en prit un. Ah, si seulement Babe pouvait voir ça ! Il séchait les cours ! Il faisait l’école buissonnière !
Le livre qu’il avait entre les mains s’intitulait La Littérature anglaise – niveau bac. Ouvrage ratifié par l’Association Médicale Américaine. Tome I. Les œuvres complètes de Charles Dickens, revues et abrégées. Le livre était épais d’environ deux centimètres et imprimé en très gros caractères. Heller, comme d’habitude, ne put s’empêcher de frimer et lut le livre si vite que je n’eus même pas le temps de voir le numéro des pages. Il le termina en moins d’une minute. Il le retourna alors dans tous les sens, apparemment déconcerté par la teneur réduite de l’ouvrage.
Puis il sortit un stylo voltarien muni d’un système d’effacement – toujours cette PROPRETÉ MALADIVE ! Ça me portait sur les nerfs !… Sur la couverture, il écrivit la date et un symbole mathématique voltarien qui signifie : « Équation provisoirement terminée – passer à la phase suivante. »
Il posa le livre sur le côté et en prit un autre. C’était le tome II, Les Cent Meilleurs Romans du monde, dans leur version intégrale revue et abrégée. Il était aussi épais que le tome I et Heller le finit en moins de soixante secondes. Sur la couverture, il nota la date et le symbole voltarien.
Comme il n’y avait pas de tome III, il prit un calepin et, sur une page, écrivit : « Littérature anglaise – niveau bac » et, en dessous, un symbole mathématique qui signifie : « Opération terminée. »
Cela dut lui procurer une grande satisfaction car il regarda autour de lui. Apparemment, la plupart des étudiants étaient en classe et il ne vit que deux filles qui se promenaient nonchalamment, probablement des lauréates. Elles agitèrent la main et il leur renvoya leur salut.
Il saisit un nouveau livre. Il s’intitulait La Littérature anglaise pour les étudiants de première année. Tome I. Ratifié par l’Association Médicale Américaine. Toutes les significations profondes que vous devez dégager des œuvres littéraires et toutes les opinions que vous devez avoir à leur sujet. Il l’ingurgita en deux temps trois mouvements.
Je fus pris de vertige à force de regarder les pages défiler à toute vitesse. Et lorsque je le vis inscrire dans son calepin : « Littérature anglaise – Trois premières années de faculté » et, au-dessous, le symbole voltarien qui signifie : « Équation provisoirement terminée – passer à la phase suivante », je compris brusquement l’horreur de la situation.
Je regardai ma montre à deux reprises. Non, mes yeux ne me trompaient pas : il ne s’était écoulé que dix minutes !
Il ne me fallut qu’un instant pour réaliser l’ampleur du désastre. Lorsque cet (enbipé) d’Heller se présenterait à l’examen de rattrapage de littérature anglaise, il le réussirait les doigts dans le nez !
Bang-Bang revint et annonça :
— Ça y est, je les ai posés.
— Comment se fait-il que tu aies mis si longtemps ?
— J’ai fait une halte au grand magasin de la fac pour m’acheter une casquette. La tienne m’empêchait de travailler correctement.
Il portait un mortier noir d’où pendaient plusieurs pompons. Il rendit la casquette à Heller, s’allongea sur le drap-caméléon voltarien et s’endormit aussitôt.
Heller s’attaquait à présent au journalisme, matière plutôt inhabituelle qui figurait pourtant sur son programme. Le livre s’intitulait Le Journalisme universitaire. Première année. Contes de fées essentiels et fondamentaux de divers pays. Je constatai avec satisfaction qu’il mettait plus de temps à le finir et qu’il lisait bien plus lentement. Le texte qu’il avait sous les yeux semblait beaucoup lui plaire, aussi je partageai l’écran en deux et effectuai un arrêt sur image sur l’écran de droite afin de pouvoir lire en toute tranquillité. Mes Dieux ! C’était l’histoire de l’Atlantide, le continent englouti !
Il prit tout son temps et il lui fallut une demi-heure pour venir à bout du « journalisme universitaire ». Il vit alors qu’il était censé rédiger une espèce de composition de fin d’année, sortit son grand bloc-notes – celui dans lequel il fait ses griffonnages – et se mit à écrire :
UN CONTINENT ENTIER EST ENGLOUTI DES MILLIONS DE MORTS
Notre tirage a grimpé en flèche aujourd’hui à la suite de la disparition inespérée d’un continent. Les patrons de notre journal sont au comble de l’extase.
L’heureux événement a même pu être amplifié grâce à la violente polémique qui oppose en ce moment même les principaux experts mondiaux.
Cependant, un expert anonyme – nous ne pouvons révéler nos sources, en dépit des précédents juridiques instaurés par la Cour Suprême – a fait parvenir à notre journal une information selon laquelle certains faits concernant cet événement demeurent encore inconnus.
Cet expert non identifié, dont nous tairons le nom, a déclaré que cette colonie aurait été fondée par des êtres venus d’ailleurs et commandés par un homme d’exception, à la fois aristocrate, révolutionnaire et visionnaire, qui ne serait autre que le Prince Caucalsia, originaire de la province d’Atalanta, sur la Planète Manco.
Quelques-uns des survivants, qui avaient immédiatement émigré au Caucase, un pays situé derrière le Rideau de Fer et où les gens ont rarement le droit de se rendre, auraient été arrêtés et incarcérés par le KGB, puis déportés, et ils se trouveraient actuellement à New York – peut-être.
Nos lecteurs seront tenus au courant de l’évolution de cette affaire.
Heller donna une petite bourrade à Bang-Bang.
— Lis ça.
— Pourquoi moi ? grommela Bang-Bang en essayant tant bien que mal de se lever.
En fait, il était complètement groggy – la chaleur devait être accablante, malgré l’heure matinale.
— Parce que quelqu’un doit le lire et me dire que j’ai réussi. C’est mon examen écrit de fin d’année. Mon examen de journalisme. Si personne ne le lit et me dit que j’ai réussi, je suis recalé.
Bang-Bang se redressa et se mit à lire silencieusement en remuant les lèvres.
— C’est quoi ce mot, incarcéré ?
— Jeté en tôle.
— Ah ouais ? Hé, dis donc, il est chouette, ce mot. « Incarcéré. »
— Alors j’ai réussi ?
— Évidemment. Un gars qui connaît autant de mots compliqués ne peut être qu’un génie. Holà ! Faut que j’y aille ! C’est l’heure d’aller poser la deuxième série de charges !