— Ça signifie « la forteresse noire ». Le rocher dans lequel elle a été construite est haut de plus de deux mille mètres. Les remparts sont les restes d’un fort byzantin construit à l’emplacement d’une première forteresse qui remonte aux Arzawas, une tribu d’un peuple très ancien : les Hittites.
— Je crois que votre forteresse serait encore plus noire s’il n’y avait cette usine à proximité, qui envoie de la poussière blanche.
— C’est une cimenterie. Il y a à peu près soixante-dix mille habitants à Afyon.
Il régla l’image sur une vision plus large et resta silencieux, immobile et admiratif. Il y avait encore des traces de neige dans les montagnes autour d’Afyon. Les minuscules villages dispersés dans le paysage formaient comme un patchwork. Impossible à pareille altitude de sentir les vents terribles qui soufflaient des hauts plateaux. A vrai dire, la Turquie est un pays plutôt dur.
— Et tout ce jaune et cet orange, c’est quoi ? demanda soudain Heller.
Il avait les yeux fixés sur l’immense paysage fleuri des vallées. Avant que j’aie pu l’en empêcher, il avait modifié la vision et les vallées étaient toutes proches. J’avais l’impression atroce d’être tombé de mille kilomètres. Oui, les types de la Flotte sont complètement dingues.
— Des fleurs ? s’exclama Heller.
— Les jaunes, celles qui sont dans les champs proches de la route, ce sont des tournesols. C’est une culture alimentaire. Ces grosses fleurs produisent des graines que les gens apprécient.
— Fichtre ! Il y en a des milliers d’hectares ! Mais les autres, celles qui sont plus petites, avec des pétales de couleurs différentes, des feuilles gris-vert et le pistil sombre, c’est quoi ?…
Le sujet de son intérêt soudain, c’était les champs de Papaver somniferum, les pavots à opium, la source de rêves mortels, la base de l’héroïne – la raison même pour laquelle l’Appareil avait installé sa base dans cette région. Aïe ! Heller était à deux doigts de percer notre secret. Afyon est le principal centre de culture de l’opium dans toute la Turquie, et peut-être sur toute la Terre.
Je mentis :
— Ils les vendent sur les marchés aux fleurs. (Il ne connaissait rien à ce jeu. Comme un enfant.) Mais ce que je voulais vous montrer, c’est notre base. La vraie. Élargissez l’image. Bien. Maintenant, prenez un axe à partir de ce lac, là, vous y êtes ? Vous recoupez Afyonkarahisar. Et vous avez une montagne, tout droit dans le prolongement de votre axe. Vu ?
Il acquiesça.
Je poursuivis :
— Le sommet de cette montagne est une simulation électronique. En fait elle n’existe pas. Mais les détecteurs qu’ils utilisent sur cette planète – et même ceux qu’ils pourraient mettre au point dans l’avenir – réagissent normalement. On se pose droit dessus et on se retrouve dans nos hangars.
— Ça c’est parfait.
— En fait, c’est plutôt ancien. Des équipes de désintégration sont venues de Voltar il y a des dizaines d’années pour creuser la base dans la roche. Elle est très vaste. Et l’année dernière, elle a encore été agrandie.
Il parut impressionné, aussi ajoutai-je :
— Oui, j’ai participé à ces travaux. J’ai fait ajouter pas mal de refuges, de galeries et de boyaux. De façon à pouvoir sortir en pas mal d’endroits à l’improviste. Mais, pour ça, j’avais un modèle. Un maître.
— Ah, vraiment ?
Je me repris. J’avais failli lui dire que c’était Bugs Bunny. Mais il n’aurait pas compris. Je repris précipitamment :
— Centrez l’image sur la montagne. Tout près, vous avez une station d’observation de satellites. Vous y êtes ? Parfait. Maintenant, au fond de ce canyon, est-ce que vous voyez cette grande construction carrée ? Très bien. C’est le Centre International de Formation Agricole à l’usage du Monde Rural. Et est-ce que vous distinguez bien cette zone de sol fraîchement retourné, au nord du canyon ? C’est un site archéologique. Sur l’emplacement d’une tombe phrygienne. Autour, ce sont les maisons où demeurent les chercheurs.
— Et alors ? demanda Heller.
J’avais envie de le surprendre. Après tout, il n’était pas le plus brillant de tout l’univers.
— Les ingénieurs de la station d’observation, toute l’école, tous les chercheurs qui creusent… ils sont à nous !
— Comment ? Ça, alors, je n’aurais jamais cru !
Je savais que je le tenais.
— La Turquie a tellement envie d’être un pays moderne, et ça depuis plus d’un demi-siècle, que c’est la Terre qui nous finance en fait !
— Mais comment vous procurez-vous les papiers nécessaires, les identoplaques et tout ça ?…
— Écoutez, ce sont des primitifs. Ils se reproduisent à un taux particulièrement élevé. Avec les maladies, les enfants meurent. Une racaille typique. Donc, depuis plus d’un demi-siècle, quand un bébé naît ici, nous nous assurons que cette naissance est dûment enregistrée. Mais, s’il vient à mourir, ce n’est pas le cas. Les fonctionnaires sont tous corrompus. Ce qui nous permet de faire rentrer des tonnes de certificats de naissance, au-delà même de ce que nous pourrions utiliser.
« Et puis, ce pays est en pleine pauvreté et les gens émigrent par centaines de milliers. Ce qui nous permet d’obtenir des passeports étrangers.
« De temps en temps, un de nos certificats de naissance est appelé au “service militaire” – une chose qui dépend de l’Armée chez eux. Alors, dans ce cas, c’est toujours un garde de l’Appareil qui répond à l’appel et qui fait son temps sous le drapeau turc. Comme c’est l’Armée qui règne sur ce pays, nous avons des officiers à Istanbul. Naturellement, nous choisissons des gens qui ont l’air plus ou moins turcs mais, étant donné qu’il y a des dizaines de races différentes ici, qui pourrait remarquer ce genre de subtilité ?
— Excellent, commenta Heller qui semblait vraiment impressionné. Donc, si je comprends bien, nous sommes plus ou moins propriétaires de ce petit bout de la planète ?…
— Plutôt plus que moins.
— J’aurais bien aimé que vous contrôliez le Caucase. Ça me ferait plaisir de le visiter.
Son cas était désespéré. Je lui adressai un sourire indulgent.
— Eh bien, ce soir nous descendrons et vous pourrez toujours aller faire un tour jusqu’à Afyon pour jeter un coup d’œil sur notre petit empire.
En fait, je brûlais d’envie de tester les mouchards que Prahd lui avait implantés dans le crâne.
— Très bien, dit-il. En tout cas, merci pour la visite guidée. J’ai apprécié.
Nous nous sommes quittés, comme des amis. En tout cas, c’était vrai pour lui. Pauvre minable ! Il était peut-être expert dans son domaine, pas dans le mien. Je l’avais amené exactement là où je le voulais : à des années-lumière de ses amis, dans une région que nous contrôlions entièrement. Ici, plus question de ses copains de la Flotte ! Moi, par contre, j’avais des amis par milliers dans le coin !
Il avait intérêt à s’habituer à la Terre. Parce qu’il ne la quitterait jamais, même si je le laissais vivre !
6
Dans l’obscurité, nous nous sommes glissés discrètement vers notre base de la planète Terre. J’avais rédigé mes instructions et j’étais prêt à les donner dès que nous nous serions posés.
Durant l’après-midi, j’avais eu tout le temps de réfléchir et de passer en revue ma tactique.
Un principe élémentaire et sage, dans les opérations clandestines, lorsque vous découvrez que vous obéissez aux ordres d’un dément, c’est d’assurer au maximum la sécurité de votre position. J’avais constaté que sans le moindre doute Lombar Hisst était un schizophrène à tendances paranoïdes, avec une mégalomanie prononcée, accompagnée d’hallucinations auditives, compliquée d’un problème d’intoxication à l’héroïne que venait doubler la consommation régulière d’amphétamines. En d’autres termes, il était fou, totalement, absolument cinglé. Exécuter ses ordres était dangereux.