Vantagio lui décocha un regard furibond et se mit à faire les cent pas. Mortie revint à la charge :
— Vous mettez ce taxi dans la Parade des Voitures de Collection d’Atlantic City et il remporte le prix de vingt-cinq mille dollars. Ma main à couper ! Les bagnoles de collection font fureur en ce moment !
Vantagio s’arrêta.
– Attendez. Je viens d’avoir une idée. Si nous placions cette voiture dans la Parade des Voitures de Collection d’Atlantic City…
— Et que nous la remplissions de filles habillées comme dans les années vingt, suggéra Heller.
— Et que nous mettions des types avec des mitrailleuses sur les marchepieds, continua Vantagio.
— Avec des gars déguisés en agents de la prohibition qui pourchasseraient la voiture, renchérit Heller.
— Et que nous peignions les mots « Compagnie de Taxis Corleone » sur les portières ! s’écria Vantagio. Babe ADORERAIT cette idée ! Ce serait une façon de perpétuer la tradition ! Et en plus, ça nous ferait pour un million de dollars de publicité gratuite ! J’ai raison ou tort ?
— Raison, fit Heller.
— Maintenant écoute, môme. Tu es censé faire ce que je te dis, pas vrai ?
— C’est exact.
— Choisis cette voiture.
— Comme je le disais tout à l’heure, intervint Mortie, cette voiture ne vous coûtera que mille dollars.
— Cinq cents, trancha Vantagio, et à condition que vous la conduisiez à cette adresse. (Il la griffonna au dos d’une carte : Fias Class Garage, Mike Mutazione, Newark, N.J.). Je rachèterai sa licence plus tard.
— Je pourrai la conduire et trafiquer le moteur ? demanda Heller.
— Évidemment, môme, répondit Vantagio. C’est ta voiture. Je te demanderai juste de nous la prêter pour la parade. Et de laisser Mike Mutazione la remettre entièrement à neuf. Et aussi de la mettre dans ce garage. Comme ça je pourrai dire aux diplomates de l’ONU qu’elle est destinée à la parade et ils seront tout contents d’avoir vu un vestige de la culture américaine. Ils aiment beaucoup qu’on préserve les coutumes ancestrales.
La voix de Bang-Bang retentit soudain dans le garage :
— Hé, d’où vous sortez ce tas de boue ?
— C’est la voiture que tu vas conduire, dit Heller.
— C’est pas le moment de me faire marcher, môme. Je viens de passer une sale journée à essayer d’apprendre aux bidasses de l’armée de terre la différence entre leur pied gauche et leur (bip).
— Regarde ça, Bang-Bang, fit Heller en désignant une étoile sur la vitre arrière.
— Hé, une balle de calibre 7,62 OTAN. T’as vu ? Elle est retombée sur le rebord extérieur de la vitre. Tirée par un FN belge ? Un Beretta italien ? Elle est complètement aplatie… Des vitres blindées !
— Oui. Et une carrosserie d’un centimètre d’épaisseur.
Vantagio tapota l’épaule de Bang-Bang.
— Puisque tu travailles pour le môme, accompagne ce taxman à Newark et dis à Mike ce qu’on attend de lui. Il doit tout remplacer, en utilisant exactement les mêmes matériaux. De nouvelles vitres à l’épreuve des balles, un nouveau revêtement pour les sièges, la carrosserie entièrement redressée et une autre peinture – orange. Et sur les portières, il faudra qu’il mette Compagnie de Taxis Corleone. Je veux que cette caisse ait l’air d’être juste sortie de l’usine. Qu’il refasse aussi le moteur. Et dis-lui de se magner le train : je veux que le môme ait sa voiture le plus vite possible.
— Je n’ai pas le droit de quitter New York, objecta Bang-Bang.
— On est samedi soir, dit Vantagio.
— Ah oui, c’est vrai, s’esclaffa Bang-Bang.
— Je viens aussi, annonça Heller.
— Non, tu ne bouges pas d’ici, déclara Vantagio. Ça va être une soirée agitée et je veux que tu restes une ou deux heures dans le hall. J’ai dit à deux diplomates sud-américains que tu serais enchanté de faire leur connaissance. Et il y a aussi une petite corvée dont je voudrais que tu t’acquittes.
Vantagio signa les papiers que Mortie lui tendait et déposa cinq billets de cent dollars dans sa main.
Bang-Bang et Mortie sautèrent dans la voiture et quittèrent le garage dans un grand nuage d’échappement et dans le grondement infernal du moteur.
Vantagio et Heller regagnèrent l’ascenseur.
— Tu sais ce qu’on va faire maintenant, môme ? On va aller téléphoner à Babe pour la mettre au courant de mon idée de génie. Non… Ce serait encore mieux si tu l’appelais de ta suite et que tu lui disais que l’idée est de toi. Babe ne jure que par la tradition. Et quand tu mélanges la tradition et les sentiments, tu gagnes à tous les coups. « Saint Joe » a démarré en colportant son alcool de contrebande dans des taxis.
— Vous êtes un sacré phénomène, dit Heller.
— Oui, fais tout ce que je te dis et tu n’auras jamais à le regretter. Souviens-toi bien de ça, môme.
J’étais complètement désorienté. Pourquoi Heller avait-il besoin de deux voitures ? D’un côté, il avait sa vieille Cadillac, qu’il faisait entièrement retaper selon des instructions très précises et qu’il ne paraissait pas pressé de récupérer. Et de l’autre côté, il y avait ce taxi qu’il fallait absolument remettre à neuf le plus vite possible. Pour une fois, mon sixième sens – indispensable quand on travaille dans l’Appareil – me disait que c’était autre chose que son amour fétichiste des jouets. J’écumais. Ce sale (bip) progressait trop vite ! Beaucoup trop vite ! Il risquait de mener à bien la mystérieuse entreprise dans laquelle il s’était lancé et de me conduire tout droit à ma perte !
4
Comme je savais que le lendemain Heller allait avoir son premier cours d’observation de la nature avec Miss Simmons et qu’elle allait à coup sûr lui en faire voir de toutes les couleurs, je ne m’intéressai que très superficiellement à ses aventures ce soir-là.
L’épisode des deux diplomates sud-américains se révéla totalement dépourvu d’intérêt. Vantagio les entraîna jusqu’à l’endroit où Heller s’était posté et fit les présentations – ils avaient des noms de trois kilomètres. Heller portait un smoking de mohair et de soie, ainsi que des boutons de manchettes et de chemise en diamant. Mais il faisait honte à voir à côté de ces deux Sud-Américains : ils arboraient un smoking bleu poudre orné de broderies noires et une chemise à jabot. Cela me remonta un peu le moral de voir Heller essuyer une telle humiliation en public.
Les deux diplomates avaient décroché un prêt auprès de la Banque internationale afin de construire tout un tas de ponts. Ils avaient entendu dire qu’Heller faisait des études d’ingénieur et ils voulaient son avis sur quelque chose : ils craignaient que les ponts ne tiennent pas à cause des tremblements de terre qui se produisaient fréquemment dans leur pays. Ils lui montrèrent des plans et Heller leur dit d’immerger les deux extrémités dans l’eau. De la sorte, les ponts résisteraient aux séismes. Il effectua même quelques croquis et leur conseilla de les montrer à leur entreprise de travaux publics. Mais je savais qu’il délirait complètement : un pont est censé passer au-dessus de l’eau, on ne le construit pas dans l’eau. Mais les Sud-Américains sont polis, et ils le remercièrent d’un air ravi et prirent congé. Racaille.
L’épisode suivant fut tout aussi révoltant. Tringlimo et le délégué africain qu’Heller avait si déloyalement désarmé vinrent le voir. Il était installé dans son coin favori, derrière une énorme plante verte qui le dissimulait plus ou moins aux regards.