— C’est Wister, dit une fille.
— Encore vous, Wister ! Arrêtez de déranger la classe !
Ils sortirent dans le parc, Miss Simmons ouvrait la marche.
Le regard d’Heller s’attarda sur une statue gigantesque représentant un personnage musclé en train de fournir un effort mystérieux.
— Que fait cette statue ? demanda Heller.
— C’est une statue russe, dit Miss Simmons. Elle représente un travailleur qui est obligé de transformer un soc en sabre. Elle symbolise la trahison dont a été victime le prolétariat.
Elle se retourna, leva ses lunettes et ajouta :
— Euh, très bonne question, George.
« Wister » et les autres étudiants regardèrent autour d’eux pour voir qui était George.
Elle les avait conduits jusqu’à la Statue de la Paix.
— Eh bien, voilà, chère classe. La leçon d’aujourd’hui n’était qu’un début. J’ai voulu, disons, définir l’orientation que suivra ce cours tout au long de l’année. Mais je vais rapidement revenir sur la raison pour laquelle nous avons commencé par visiter cet endroit, alors écoutez bien.
« Toutes les choses que vous contemplerez durant nos classes dominicales d’observation de la nature sont condamnées : la guerre nucléaire va les anéantir. Lorsque vous admirerez les merveilles de la nature, lorsque vous regarderez un bourgeon, ou une feuille, ou la patte délicate d’un animal, ou encore une petite bête à fourrure sans défense, vous ne pourrez vous empêcher d’éprouver une profonde tristesse, car vous saurez que tout cela va bientôt disparaître à jamais dans l’holocauste et l’horreur de la guerre thermonucléaire !
Là elle avait raison ! Si Heller échouait et si Voltar lançait une invasion, ces bombes atomiques primitives ne seraient rien à côté du tir de barrage qu’essuierait la Terre !
— Bref, continua Miss Simmons, si vous ne ressentez pas encore, individuellement et collectivement, une envie pressante de vous inscrire sur-le-champ au Comité antinucléaire, je peux vous assurer que ça ne tardera pas –Police tactique new-yorkaise ou non ! Fin du cours. Rompez. Wister, ne partez pas encore.
Les étudiants s’éloignèrent. Heller s’approcha d’elle. Elle leva ses lunettes pour mieux le voir et dit :
— Wister, j’ai bien peur que votre travail ne s’améliore pas. Vous n’avez pas arrêté de dissiper la classe. Et vous n’écoutiez pas !
— J’ai retenu tout ce que vous avez dit, protesta Heller. Vous avez dit que si l’ONU continuait de ne pas fonctionner, la planète s’autodétruirait à coups d’armes thermonucléaires.
— Des armes fabriquées par des gens comme vous, Wister. J’ai employé des termes beaucoup plus expressifs, aussi je vous mets 2 sur 20 aujourd’hui. Vous savez bien sûr que si votre moyenne annuelle est mauvaise, même un examen de fin d’année parfait, RÉUSSI PAR PISTON, ne vous sauvera pas. Et si vous avez une mauvaise note en « observation de la nature », vous n’aurez pas votre diplôme, Wister, et personne ne vous écoutera. Et vous ne décrocherez pas ce job auquel vous aspirez tant, si bien que vous ne pourrez pas faire sauter la planète. Eh oui, j’apporte ma contribution à la cause, même si ce n’est pas grand-chose. Bonne journée, Wister.
Et elle s’éloigna à grandes enjambées.
Heller s’assit.
J’étais aux anges ! Miss Simmons avait mis un frein à ses plans. Quelle femme merveilleuse et brillante ! De plus, elle était d’une grande beauté, mais ses lunettes et sa coiffure stricte ne la mettaient pas en valeur. Même si elle détestait visiblement les hommes, j’éprouvais soudain une grande tendresse pour elle. J’avais envie de la prendre dans mes bras et de lui dire combien elle était prodigieuse.
Mon alliée ! J’avais enfin trouvé une amie – quelqu’un qui m’apportait un peu d’espoir dans l’océan de ma détresse !
Ah ! Ça faisait du bien de voir Heller assis là, tête basse, regardant fixement la pelouse.
Le sort d’innombrables empires se trouvait entre les mains délicates et gracieuses d’une femme. Mais ce n’était pas la première fois, dans la très longue histoire des planètes. Je priai les Dieux pour que son emprise sur le destin demeure ferme et puissante.
6
Heller jeta un coup d’œil à sa montre et vit qu’il était quinze heures. Il regarda le ciel : des nuages approchaient, venant du nord. Un petit vent commençait à souffler.
Il se leva et se mit à courir, direction le Gracious Palms, qui se trouvait à plusieurs blocs de là.
Soudain, il s’arrêta. Quelque chose avait attiré son attention loin devant : tout là-bas, Miss Simmons disparaissait dans une bouche de métro.
Heller explora toute la rue du regard. On était dimanche après-midi et il n’y avait pas un chat. Le dimanche, il n’y a jamais personne dans les rues du centre-ville new-yorkais. Il se remit à courir. Au début, je crus qu’il avait l’intention de descendre dans le métro. Une pensée traversa brusquement mon esprit : peut-être voulait-il assassiner Miss Simmons ? Personnellement, c’est la première chose qui me serait venue à l’idée à sa place. Dans l’Appareil, vous recevez toujours un entraînement de tout premier ordre.
Mais il dépassa la station.
Une voix perçante s’éleva des entrailles du métro.
— Non ! Allez-vous-en !
Heller sauta par-dessus la rambarde et atterrit sur l’escalier. Il dévala les marches six à six et fonça jusqu’à l’entrée du quai.
Miss Simmons était de l’autre côté du tourniquet. Devant elle, il y avait un poivrot vêtu de loques. Il vacillait d’avant en arrière.
— Donne-moi un dollar et j’ te fiche la paix ! maugréa-t-il.
Elle leva son bâton de marche pour le frapper. Il n’eut aucun mal à s’en saisir et le lui arracha des mains avant de le jeter sur le côté.
— Hé, vous là-bas ! cria Heller.
L’ivrogne tourna la tête, tituba, courut en zigzaguant vers une autre issue et sortit par un tambour métallique.
Heller prit un jeton dans sa poche et franchit le tourniquet. Il alla ramasser le bâton et le tendit à Miss Simmons.
— C’est plutôt désert le dimanche, dit-il. Vous risquez de faire de mauvaises rencontres.
— Wister, grinça Miss Simmons avec une expression de dégoût.
— Je ferais sans doute mieux de vous raccompagner chez vous, offrit le toujours très aimable et très courtois (et très insupportable) Officier Royal Heller.
— Je ne cours absolument aucun danger, Wister, répliqua Miss Simmons sur un ton acerbe. Toute la semaine, je suis enfermée entre les quatre murs d’une classe. Toute la semaine, je suis harcelée par des étudiants. Aujourd’hui j’ai fini tôt et c’est la première fois depuis des MOIS que je peux m’accorder une petite promenade en solitaire. Et qui surgit brusquement devant moi ? VOUS !
— Je suis désolé, dit Heller. Mais à mon avis, c’est dangereux pour une femme de se promener seule dans cette ville. Surtout aujourd’hui, où les rues sont quasiment désertes. Il y a quelques instants, cet homme…
— Ça fait des années que je vis à New York, coupa Miss Simmons. Je suis parfaitement capable de me débrouiller toute seule. Ce n’est pas à moi qu’il arrivera quelque chose !
— Vous vous promenez souvent seule ?
— Non. Les étudiants me prennent tout mon temps, Wister. Maintenant je vous prierai de me laisser tranquille. Je vais faire cette promenade, et ni vous ni personne ne m’en empêchera. Allez jouer avec vos bombes atomiques !