Une rame arriva en rugissant. Miss Simmons tourna délibérément le dos à Heller et monta dans un wagon.
Heller remonta rapidement le quai, bloqua les portes automatiques d’une voiture avant qu’elles ne se ferment et monta. Le métro démarra.
Qu’est-ce qu’il mijotait ? Il habitait juste à côté de la station de métro qu’ils venaient de quitter… Il ne faisait aucun doute que Miss Simmons l’empêcherait d’obtenir son diplôme. Bref, il avait tout à gagner en se débarrassant d’elle. C’était la solution standard – celle préconisée par l’Appareil. Allais-je perdre ma seule véritable alliée quelques instants à peine après l’avoir trouvée ?
Le métro s’arrêta à Grand Central. Heller surveillait Miss Simmons à travers les vitres des portes communicantes. Elle descendit.
Heller aussi.
Apparemment, elle n’avait pas remarqué qu’il la filait. Elle prit le couloir de correspondance qui menait à la ligne de Lexington Avenue. Heller la suivit à distance respectueuse.
Elle arriva sur le quai de la ligne de Lexington Avenue et le remonta entièrement afin de pouvoir monter directement dans la voiture de tête.
Puis elle demeura là, immobile, une main appuyée sur son bâton, attendant le prochain express.
Un jeune homme coiffé d’un béret rouge s’approcha d’elle. Heller s’élança dans leur direction mais s’arrêta aussitôt. Le garçon était propre et portait un T-shirt avec l’inscription : Patrouille des Volontaires.
— Madame, dit-il poliment à Miss Simmons, vous devriez éviter de monter dans les voitures de tête et de queue, surtout un dimanche. Allez dans les wagons du milieu, là où il y plus de gens. Les gangs et les voyous ont envahi le métro et les rues aujourd’hui.
— Laissez-moi tranquille ! lança Miss Simmons en lui tournant le dos.
Le volontaire s’éloigna et remonta le quai d’un pas nonchalant. Il devina sans doute qu’Heller avait assisté à la scène, car en arrivant à sa hauteur, il lui dit :
— Tous les jours, il y a des viols à la pelle, mais elles ne veulent rien savoir.
Un express arriva en grondant et s’arrêta avec un grincement aigu. Les portes s’ouvrirent en claquant. Miss Simmons monta dans la voiture de tête et Heller dans celle du milieu. Les portes se refermèrent brutalement. Le train s’élança et roula bientôt à toute allure dans un rugissement assourdissant, ballottant durement les passagers.
Un ivrogne à la mine patibulaire se mit à détailler Heller. Celui-ci sortit ses gants d’ingénieur de sa musette et les enfila lentement. Ce geste se révéla efficace : l’autre détala en titubant et alla se réfugier dans le wagon d’à côté.
Les stations défilaient et le trajet n’en finissait pas. L’express, lancé à toute vitesse, avalait l’un après l’autre les tunnels obscurs dans un boucan infernal. Durant les rares arrêts, Heller quittait son siège pour voir si Miss Simmons descendait, puis il se rasseyait.
Après ce qui me sembla une éternité, l’express s’arrêta à la station de Woodlawn et Miss Simmons descendit. Heller attendit le dernier moment pour sortir. Lorsqu’il posa les pieds sur le quai, Miss Simmons avait déjà monté l’escalier qui menait à la rue.
Heller émergea dans la lumière du jour. Il vit que Miss Simmons se dirigeait vers le nord. Il attendit un peu et regarda le ciel. Il était couvert. Le vent chassait des bouts de papier le long de la chaussée.
C’est alors que je compris ce qu’Heller était en train de faire. Il avait dû lire l’un des manuels G-2, celui qui disait comment filer un espion russe, et maintenant il s’entraînait ! Tout simplement !… Il n’avait lu aucun manuel de l’Appareil, donc il ne pouvait pas savoir que la solution standard, c’était tout bêtement de tuer Miss Simmons. Ouf ! J’avais enfin trouvé l’explication de son comportement. Je me sentais mieux. Tout compte fait, Miss Simmons ne courait aucun danger. J’avais toujours mon alliée.
A part quelques pique-niqueurs qui rentraient chez eux, les cheveux flottant dans le vent, il n’y avait personne aux alentours. Pas de voitures, rien.
Lorsque Miss Simmons eut environ deux cents mètres d’avance, Heller se mit en route. Après quelque temps, elle arriva à une intersection où se dressait un panneau indicateur portant une flèche et l’inscription Van Cortlandt Park. Elle tourna dans la direction indiquée. Avec ses godillots et son bâton dont elle frappait régulièrement le sol, elle ressemblait à l’une de ces élégantes marcheuses à la mode européenne.
Elle tourna encore à plusieurs reprises. Ils se trouvaient à présent dans un secteur sauvage et désert que traversait de temps à autre une piste cavalière.
Le vent soufflait de plus en plus fort, faisant ployer certains arbres. Quelques pique-niqueurs qui s’étaient attardés fuyaient vers la civilisation.
Ils arrivèrent dans un endroit garni de fourrés et de bosquets.
Heller s’était sensiblement rapproché et n’était séparé d’elle que d’une trentaine de mètres. Grâce aux zigzags du sentier, il était la plupart du temps hors de vue. De toute façon, elle ne se retournait pas.
Elle s’engagea dans un vallon. Le sentier suivait une longue pente douce avant de remonter le long du versant opposé. L’endroit, entouré de grands arbres, était invisible de l’extérieur.
Elle avait franchi environ un tiers du versant opposé et Heller s’apprêtait à descendre la pente.
Six hommes jaillirent brusquement de derrière des fourrés situés de part et d’autre de la jeune femme.
L’un d’eux bondit avec agilité sur le sentier et lui barra le passage. C’était un jeune Blanc dépenaillé.
L’autre, un Noir, vint se placer derrière elle.
Deux Hispano-Américains et deux autres Blancs lui bloquèrent le chemin à gauche et à droite.
Heller s’engagea dans la pente.
— On ne bouge plus, fiston ! fit une voix rauque et glaciale.
Heller regarda derrière lui, du côté gauche.
A moitié dissimulé derrière un arbre, un vieux clodo pointait un fusil à deux coups sur Heller. Il avait le teint gris et une barbe de trois jours. Il se trouvait à six ou sept mètres.
Une autre voix retentit :
— On t’a dit de pas bouger, môme !
Elle venait elle aussi de derrière, mais de la droite. Heller se retourna. Un Noir le tenait en joue avec Un revolver. Il était à une dizaine de mètres.
— On a attendu tout l’après-midi que quelqu’un tombe dans le piège, alors ne fais pas de gestes brusques. T’as compris, môme ?
— Ouais, pas de pot, fiston, fit l’homme au fusil. Tu l’auras pas pour toi tout seul, la greluche. S’il en reste encore un bout tout à l’heure, tu pourras la finir.
Les hommes qui encerclaient Miss Simmons poussaient des petits cris de joie et sautaient sur place.
Elle voulut les frapper avec son bâton. Le premier Noir le lui arracha des mains.
Les autres hurlaient de rire et le Noir se lança dans une danse sauvage en faisant tournoyer le bâton. Ses compagnons se mirent à danser autour de la jeune femme.
D’une voix puissante, Heller cria :
— Je vous en prie, ne faites pas ça !
— Du calme, fiston, dit l’homme au fusil. C’est juste un viol collectif. Pour faire passer le dimanche plus vite. Joe et moi, on n’arrive plus à (biper), alors on se contente de regarder. Si t’as pour deux sous de cervelle, tu feras comme nous et peut-être qu’on sera pas obligés de te tuer.
— Mais quel genre de bêtes êtes-vous sur cette planète ? cria Heller.
— T’as du blé ? demanda l’homme au revolver. L’héro est hors de prix ces jours-ci.
Les hommes qui entouraient Miss Simmons avaient trouvé un nouveau jeu : ils bondissaient brusquement vers elle avant d’effectuer un saut en arrière. Peu à peu, ils l’entraînaient vers un endroit moins accidenté masqué par des arbres. Elle leur criait de la lâcher.