Le sous-officier qui avait commandé l’équipe, et qui cherchait à se trouver une planque, était revenu sur Voltar avec une idée splendide.
Et le vieux Muhck, le prédécesseur de Lombar, lui avait prêté une oreille attentive.
Apparemment, durant cette Première Guerre mondiale, le reste de la planète avait commencé à adopter une idée russe : les « passeports ». Cette idée stupide n’avait pas sauvé le gouvernement russe de la révolution. Mais les autres gouvernements s’en étaient emparés avec avidité. Dans le proche avenir, et bien avant que la date prévue pour l’invasion ne soit échue, il serait difficile de s’infiltrer sur Blito-P3.
Le vieux Muhck était tout à fait compétent. Il savait très bien qu’on ferait appel à l’Appareil pour provoquer la secousse préludant à l’invasion un jour prochain. C’est-à-dire que des flots de gens venus de pays différents se répandraient dans les rues en hurlant d’un ton hystérique : « Les envahisseurs arrivent ! Sauve qui peut ! », des saboteurs feraient sauter les centrales électriques, des officiers ordonneraient à leurs troupes de se disperser et des quotidiens titreraient : « Rendons-nous avant qu’il soit trop tard ! » Enfin, ce serait à peu près ça. La routine, quoi.
Ce qui clochait, c’était les finances !
C’est toujours le même problème de base, pour n’importe quel service de renseignements qui est amené à travailler derrière les lignes ennemies : trouver de l’argent. Les crédits voltariens sont inutilisables dans ce cas puisqu’ils ne peuvent pas être changés. Notre travail est coûteux et on ne peut pas attaquer les banques car on risque de trop attirer l’attention. On ne peut pas non plus importer de l’or ou des diamants en grande quantité sous peine d’être repéré. Non, c’est vraiment un dur boulot que de se procurer de l’argent chez l’ennemi !
Le sous-officier était porteur d’une information précieuse. Un pays de Blito-P3, les États-Unis d’Amérique, avait édicté en 1914 une loi appelée « Harrison Act », loi qui était appliquée à la lettre depuis 1920, calendrier terrestre. Elle réglementait le trafic des narcotiques, et plus particulièrement de l’opium. Et, bien entendu, le prix de l’opium grimpait en flèche. Et Afyon était le centre mondial de la production !
En tant que « vétérans turcs », du côté des vainqueurs, ils avaient un avantage. Et quel avantage ! Ils étaient d’authentiques héros de la guerre et des camarades de la révolution qui avait porté au pouvoir Mustafa Kemal Pasha Ataruk !
Et c’est ainsi que le vieux Muhck, en se fondant sur le principe qui gouverne Voltar (« Il y a tout le temps si vous prenez les choses à temps »), avait donné son agrément au projet. Il ne devait pas coûter cher. Et sans doute avait-il autour de lui des gens dont il n’appréciait pas la compagnie mais auxquels il devait des faveurs. C’est comme ça qu’était née la base Blito-P3.
Jusqu’à l’installation de Lombar, nul ne s’était guère intéressé à la base. C’était une opération locale, que personne ne contrôlait ou presque. Puis Lombar avait pris la direction de l’Appareil quand Muhck avait succombé à l’âge et, murmuraient certains, à une dose de poison judicieusement administrée. Sur Terre, c’était l’année 1970.
Lombar, qui se débattait pour trouver des moyens de satisfaire ses ambitions personnelles, avait eu son attention attirée sur cette base obscure par un rapport concernant les État-Unis d’Amérique, pays dont il avait appris l’existence sur Blito-P3 et qui avait découvert que l’opium qui échappait au contrôle de Rockecenter provenait de Turquie. Les États-Unis avaient alors débloqué des fonds importants pour la Turquie afin qu’elle cesse sa production d’opium.
Cette nouvelle n’inquiéta pas Lombar qui savait exactement ce qui allait se produire. L’argent tomberait dans la poche des politiciens turcs, il ne serait pas redistribué aux paysans et il y aurait une période difficile dans la région d’Afyon.
Lombar comprit qu’il tenait sa chance. Car sur Voltar, on n’utilisait jamais de drogues. Les docteurs employaient des anesthésiques gazeux et les cytologues étaient capables de soulager toutes les formes de souffrance. Lombar avait étudié l’histoire de la drogue dans la politique sur Blito-P3 et découvert qu’un pays appelé l’Angleterre avait réussi à miner la population de la Chine et à en renverser le gouvernement en utilisant l’opium. Il en déduisit qu’il tenait un moyen de grimper les échelons sur Voltar.
Il avait apporté son soutien aux cultivateurs de pavot en rachetant leur surproduction. Il avait développé la Section 451 au sein de l’Appareil et, apparemment à la suite de quelques erreurs de management, il avait déniché un officier de l’Académie pour en prendre la tête : moi.
Les États-Unis fermèrent bientôt le robinet des subventions. L’Appareil avait toujours été bien en place et il était désormais le roi de la région. Afyon était devenu son château et Lombar ne tarderait pas à régner sur Voltar s’il savait comment s’y prendre. Le personnel de la base était constitué des descendants directs des héros de la guerre et, comme tous les caïds de la finance en Turquie, ils révéraient Mustafa Kemal Ataturk, le père de la Turquie moderne. Longue vie à la révolution !
Longue vie à l’opium ! Longue vie à l’Appareil ! Et longue vie à Sa Majesté Lombar, qui serait bientôt au pouvoir sur Voltar !
Le cours de mes réflexions s’interrompit. Chariots ou pas, nous étions arrivés à la montagne. A ma villa.
Elle avait appartenu autrefois à un pacha turc, un noble de l’ancien régime et, peut-être, avant lui, à quelque seigneur byzantin, et avant encore à un riche Romain, et avant à un seigneur grec, et encore plus loin dans le temps, qui sait… La Turquie est le pays le plus riche en ruines de Blito-P3. C’est un carrefour entre l’Asie et l’Europe et toutes les races de la Terre, à une période ou une autre, ont colonisé la Turquie ou en ont fait le centre d’un empire ! C’est un rêve d’archéologue, un territoire rempli de pierres du passé !
Le sous-officier de l’Appareil qui avait fondé la base avait fait reconstruire la villa et il y avait vécu pendant longtemps. Son entretien était assuré par le budget alloué à la base. Lombar avait eu une fois la folle idée de la visiter, ce qu’il n’aurait jamais dû faire : c’est très imprudent et quasi fatal pour un chef de l’Appareil de s’éloigner de Voltar – et il avait augmenté le budget.
La propriété était construite contre le flanc de la montagne. Derrière ses arcs-boutants et ses hautes murailles, il y avait trois hectares de terrain. La villa était de style romain.
Tout était obscur. Je n’avais pas téléphoné pour prévenir de mon arrivée. Je voulais les surprendre.
Le « chauffeur de taxi » déposa mes bagages dans l’ombre du portail. C’était un vétéran de l’Appareil. Il avait été condamné pour viol d’enfants, si je me souvenais bien.
Dans la faible clarté du tableau de bord de l’antique Citroën, je vis qu’il tendait la main.
D’ordinaire, j’en aurais été offensé. Mais ce soir, dans l’ombre de velours, tout empli de joie en me retrouvant là, je glissai la main dans ma poche. La livre turque connaît un taux d’inflation de cent pour cent par an. La dernière fois, quatre-vingt-dix livres turques équivalaient à un dollar U.S. Mais le dollar lui aussi subissait les effets de l’inflation, aussi je calculai que le taux devait se situer actuellement aux alentours de cent cinquante livres. De plus, c’était ce que nous appelons de la « monnaie de singe » : il fallait vraiment avoir beaucoup de chance pour que quelqu’un l’accepte hors de Turquie. Et puis, l’ordre que j’avais forgé me donnait des ressources illimitées.