Qu’est-ce que mijotait Heller ?
J’allumai l’écran et l’activateur-récepteur.
Je savais que je n’avais pas besoin du Relais 831 puisque Heller n’était pas à bord du vaisseau et devait se trouver dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres…
Il apparut sur l’écran !
10
Heller arpentait une rue sombre.
Un instant, je me demandai pourquoi il lui avait fallu aussi longtemps pour se rendre à Afyon, et puis je réalisai que, à la suite de la rumeur que j’avais répandue, il ne s’était probablement trouvé personne au hangar pour le conduire en ville et qu’il avait été obligé de marcher. Afyon, lui avaient-ils sans doute dit, n’était après tout qu’à quelques kilomètres de la base.
Je réglai les contrôles de l’écran. Je m’aperçus qu’en augmentant un peu le contraste j’arrivais presque à distinguer les choses aussi bien qu’Heller.
L’image était en effet d’une qualité exceptionnelle. Je pouvais regarder directement dans la zone périphérique de la vision d’Heller, même si elle était légèrement floue, et voir probablement des détails plus sûrement que lui. Je pouvais me concentrer sur certaines choses alors qu’il s’arrêtait sur d’autres. Parfait. Formidable.
Il ne faisait rien de particulier pour l’instant. Il marchait, c’est tout. Devant lui, je distinguais les lumières des vitrines. Mais, Afyon, dès que tombe la nuit, est un endroit plutôt mort et il était au moins dix heures.
Ce qui me donna le temps de parcourir le mode d’emploi. A mon vif plaisir, je découvris qu’il suffisait de pousser un bouton pour que l’écran soit partagé en deux. Sur l’un, vous pouviez suivre l’action en direct tout en profitant du play-back sur l’autre, à n’importe quelle vitesse, et même avec arrêt sur image. Tout cela sans que l’enregistrement soit interrompu. Sensationnel. Spurk avait vraiment été un sacré bonhomme. Heureusement qu’il était mort.
Néanmoins, je regrettais de n’avoir pas assisté aux rebuffades qu’Heller avait dû encaisser quand il avait demandé à être conduit en ville. Ça m’aurait bien plu. Je mis plusieurs cassettes en place en me jurant de ne plus débrancher cette petite merveille sous aucun prétexte. Parce qu’il me suffirait de repasser à vitesse rapide l’enregistrement pour savourer les moments les plus juteux.
Et c’est à ce moment précis, pendant que je chargeais l’appareil, que je faillis bien manquer quelque chose !
Loin devant Heller, quelqu’un venait de passer dans la nappe de lumière d’une vitrine de magasin. Ha ! Ha ! On l’attendait donc quelque part, dans l’ombre.
Si Heller s’en était aperçu, il n’en donnait pas le moindre signe. Il continuait de s’avancer du même pas décidé. Pauvre abruti, me dis-je en moi-même. Quand on se balade dans Afyon, on ne marche pas comme ça tout droit vers une embuscade. Pas si on tient à la vie ! Non, vraiment, Heller était trop jeune dans le boulot. Il ne durerait pas très longtemps. Comme me le disaient les profs de l’Appareil : chez nous, les jeunes meurent jeunes. Classes de filature 104 et 105 de l’École de l’Appareil.
Oui ! Cette silhouette que j’avais entrevue guettait bel et bien Heller ! Le personnage avait choisi un endroit sombre.
Heller se rapprochait. Il était à sa hauteur…
Et l’étranger l’arrêta. Il était plus petit que lui. Je fis un arrêt sur image sur le deuxième écran pour étudier son visage. Il ressemblait à un couperet. Mais, dans cette faible lumière, il était difficile de distinguer ses traits.
— Vous êtes de la DEA ? chuchota l’étranger.
— La quoi ? s’exclama Heller, sans étouffer le moins du monde sa voix.
— Chchtt ! Le narcotics bureau US !…
— Qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Jimmy Tavilnasty, dit « l’étripeur ». Arrêtez de me faire marcher, nous et les gars des stups, on a toujours été copains.
Ça, pour sûr, me dis-je. Les agents de la DEA seraient pratiquement des clochards sans les pots-de-vin qu’ils touchaient de la Mafia.
— Mais qu’est-ce qui vous fait croire que j’appartiens à la DEA ? demanda Heller.
— Facile. Je vous ai vu fouiner dans les champs de pavot et j’ai tout de suite reniflé le coup. Et ensuite, quand vous avez escaladé ce gratte-ciel de rocs, là-bas, j’ai été fixé. N’importe qui d’autre aurait suivi la route normale, mais vous, vous êtes passé par-dessus, comme si vous vouliez que personne ne vous voie. (Il leva un fusil à viseur infrarouge.) Avec ça, j’ai pu vous voir en train d’observer la vallée à la jumelle, et alors je ne me suis plus posé de questions…
— Je mesurais des distances, dit posément Heller.
Le malfrat se mit à rire.
— Ah oui. Vous essayiez d’avoir une estimation de la récolte, c’est ça ?… Très malin… Les Turcs mentent comme des malades.
— Et qu’est-ce que vous attendez de moi ?
— Bien. Ça, ça me plaît. On parle affaires. Écoutez, il y a des semaines que je traîne dans le coin et vous êtes le premier gus dont la tronche me revienne. Maintenant, vu que vous êtes de la DEA, il y a 100 dollars pour vous si vous m’aidez sur un coup.
— Un coup ? demanda Heller.
— Ouais… Écoutez, j’ai un contrat. Pour buter Gunsalmo Silva.
Heller avait dû faire un geste. Car Jimmy « l’étripeur » plongea la main dans sa veste comme s’il allait en sortir un flingue. Mais Heller avait pris un calepin et un stylo.
— Merde, mec ! souffla Jimmy « l’étripeur », ne fais jamais ça !
— Rappelez-moi donc son nom, demanda Heller, le stylo prêt. Épelez-le-moi, voulez-vous ?
— G.U.N.S.A.L.M.O. S.I.L.V.A. Ça s’écrit exactement comme R.E.F.R.O.I.D.I. Ha ha ha ! Je vais vous dire : c’était le garde du corps perso de Don « Saint Joe » Corleone. On a comme qui dirait l’idée qu’il aurait balancé son boss et même aidé à le descendre. La famille n’est vraiment pas contente. Vu ?
— Famille pas contente, marmonna Heller, tout en écrivant.
— C’est ça. Mais je croyais que vous étiez dans les papiers de la flicaille locale.
— Et à qui dois-je envoyer mes informations, si vous n’êtes pas là ?
Pour le peu que je pouvais voir dans la pénombre, le truand se gratta vaguement la tête avant de répondre.
— Eh ben… je pense que vous pourriez faire passer ça par Babe Corleone. C’est la veuve de « Saint Joe ». C’est l’appartement P – Penthouse – 136 Crystal Parkway, Bayonne, dans le New Jersey. Le numéro ne figure pas dans l’annuaire mais c’est Klondike 5-8291.
Heller avait soigneusement tout noté. Il referma son calepin et rangea son stylo.
— Parfait. Quel dommage que la famille ne soit pas contente. Si je le vois, je lui en ferai part.
L’effet fut pareil à celui d’un choc électrique !
Le truand porta la main à son flingue, puis s’interrompit.
— Eh, une minute !
Il agrippa le bras d’Heller et l’entraîna jusque dans un endroit éclairé. Là, il le dévisagea.
Le dégoût le plus absolu déforma le visage grêlé de Jimmy « l’étripeur » Tavilnasty.
— Mais t’es qu’un môme ! Rien qu’un de ces (bips) de paumés qui veulent un fix gratuit ! Tu dois pas avoir plus de seize ou dix-sept ans, hein ? Allez, va retrouver ta mère et décarre ! Laisse bosser les mecs !
Il donna une bourrade violente à Heller et cracha à ses pieds avant de lui tourner le dos et de rebrousser chemin.
Heller resta immobile, figé sur place.
Moi-même, j’avais été surpris. Le Docteur Crobe s’était trompé. Il avait dit qu’Heller aurait l’air jeune, qu’à vingt-six ans, il aurait sans doute l’apparence d’un Terrien de dix-huit ou dix-neuf ans. Mais l’aspect parfaitement sain de sa peau avait modifié ce facteur. Les gens penseraient qu’il était bien grand pour son âge, ce qui arrive fréquemment avec les adolescents !