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Je me réjouis. Hé ! c’était encore mieux que je ne l’avais prévu ! Car sur Terre, on ne prend jamais les gosses au sérieux. Avoir dix-sept ans, c’est presque un crime !

Heller, après un moment, se remit en marche. Quel dommage que Spurk n’ait pas réussi à ajouter un indicateur de moral sur son truc ! Heller, en cet instant, devait se sentir tout petit dans ses chaussures !

Devant lui, il y avait un bar. Il n’y en a pas beaucoup dans Afyon – en fait, ce n’est qu’un bled. Et les bars sont de vrais bouges : les hommes s’y réfugient toute la journée et occupent les chaises en faisant durer leur café au maximum tout en lisant le journal. Les propriétaires, de parfaits abrutis, ne disent rien.

Heller entra. Je réalisai soudain qu’il n’avait pas un sou pour commander quoi que ce soit. J’avais espéré qu’il oublierait qu’il ne disposait que de quelques crédits qui étaient parfaitement inutilisables. Et si jamais il le faisait, je pouvais le faire arrêter pour violation du Code Spatial a-36-544 M Section B, et même le faire emprisonner pour avoir révélé la présence d’éléments extra-terrestres sur cette planète. Je notai mentalement cette possibilité. D’accord, il y avait son calepin et son stylo, mais ils ne pèseraient pas lourd dans un procès. L’argent, par contre…

Le propriétaire des lieux était un Turc gras et moustachu, autrement dit un Turc d’apparence ordinaire. Il prenait son temps. Le bar était pratiquement désert vu l’heure tardive. Il s’approcha enfin du comptoir.

Heller lui demanda en anglais :

— Est-ce que je pourrais avoir un verre d’eau ?

— Ingilizce, dit le patron en secouant la tête pour montrer qu’il ne parlait pas cette langue.

Sale menteur ! Dans la région, la moitié des gens parlaient l’anglais ! Il fit mine de s’éloigner, et puis je vis apparaître une étincelle dans ses yeux, en même temps qu’une expression de ruse envahissait son visage.

Détail amusant et typique des races terriennes : de l’une à l’autre, elles sont incapables de reconnaître l’âge d’un individu. Pour un Américain, Heller pouvait fort bien paraître dix-sept ans, mais pour un Turc, c’était indifférent. Ils considèrent ici que tous les étrangers se ressemblent !

Je ne tardai pas à constater que la rumeur que Faht Bey avait répandue sur mon ordre avait commencé à porter ses fruits. Car le patron, tout à coup, changea d’idée. Plongeant la main sous le comptoir, il en ramena un verre plutôt sale dans lequel il versa l’eau d’une carafe. Mais au lieu de le poser devant Heller, il se dirigea vers l’une des tables vides, repoussa une chaise, posa le verre et tendit le doigt.

Heller, cet idiot, obéit sans mot dire et alla s’asseoir à l’endroit désigné. L’eau, en Turquie, est le plus souvent parfaitement buvable, mais ce verre me donnait quelque espoir. Heller choperait peut-être le choléra, avec un peu de chance !

Puis, le propriétaire se dirigea droit sur le téléphone, tout au fond de la salle. C’est alors que je fis une découverte très intéressante : sans être accordé sur le canal auditif d’Heller, l’audio-transmetteur captait à l’évidence tous les sons ambiants et bien mieux qu’Heller lui-même ! Tout ce que j’avais à faire, c’était d’augmenter l’amplification. Bien sûr, tous les bruits proches étaient augmentés d’autant, mais, au moins, je pouvais capter n’importe quelle conversation que je souhaitais entendre. Quelle magnifique invention pour un espion ! Ou plutôt, pour un manipulateur d’espion. Un mouchard ambulant ! Oui, ce petit machin commençait à me plaire beaucoup !

Le patron lança trois mots en turc : « Il est ici ». Et raccrocha.

Mais Heller n’avait pas touché à son verre. Il tira de sa poche une demi-douzaine de pavots ! Et il les mit dans le verre !

Comme c’est mignon ! me dis-je. Il a cru ce que je lui avais dit et il s’est composé un très joli bouquet ! Il faut dire que sur Voltar, on aime beaucoup les fleurs. Et sur Manco – et plus exactement à Atalanta – est-ce que je n’avais pas entendu dire qu’on créait sans cesse de nouvelles variétés ? C’était même une spécialité de la planète.

Lombar, autrefois, avait conçu le projet de faire ramener des graines et de cultiver des pavots sur Voltar. Mais il avait dû renoncer à cause des horticulteurs amateurs, toujours à l’affût d’une nouvelle fleur, et à cause de la surveillance aérienne qui rendait le repérage trop facile. Je me souvenais aussi d’un problème de virus qui attaquait les plants. En tout cas, Heller était sous le coup de la nostalgie et rêvait peut-être aux fleurs de son monde natal.

Les pavots l’intriguaient. Du bout des doigts, il palpait les feuilles, se penchait pour humer le parfum des fleurs.

Je ne tardai pas à être lassé par son petit manège. Soudain je vis quelque chose de beaucoup plus intéressant : un large miroir me donnait une image complète de lui.

Les vêtements qu’on lui avait choisis étaient trop petits ! Bien sûr, il était possible qu’on n’ait pas eu ses mesures mais c’était visiblement intentionnel. Les manches de sa chemise et de sa veste étaient trop courtes d’au moins cinq centimètres. Et les épaules étaient bien trop serrées. Il ne portait pas de cravate et il avait dû avoir de la peine à fermer le dernier bouton de sa chemise.

Il faut préciser que Kemal Ataturk avait déclaré illégal le port du costume national turc et obligé le pays tout entier à s’habiller à l’occidentale. Il jetait même en prison ceux qui continuaient de porter le fez rouge. Le résultat était que les Turcs, n’ayant pas de tailleurs pour les costumes occidentaux, avaient tous l’air plus mal vêtus les uns que les autres.

Mais dans le cas d’Heller, c’était encore pire !

En escaladant le rocher, il avait récolté du ciment et déchiré sa veste. Et en allant traîner dans les champs de pavot, il avait mis de la boue plein ses chaussures.

Un vrai clochard !

Ça, c’était marrant ! Que restait-il de notre séduisant Officier Royal ? Qu’avait-il fait de son uniforme scintillant ? Et sa casquette rouge et sa combinaison de travail brodée ? Où était donc le glorieux représentant de la Flotte en costume d’apparat, qui faisait s’évanouir les filles ?

Oui, ça valait le coup de le voir dans cet état ! Les rôles étaient renversés ! Sur Voltar, c’était moi le paria, le traîne-savates, le clochard. Mais ici, sur Terre, ce n’était plus pareil ! Fini tout ça ! J’admirai une fois encore mon magnifique costume de gangster. Puis mon regard revint se poser sur Heller, à présent une loque crasseuse et mal fagotée.

On était sur ma planète, pas sur la sienne !

Et il était mon prisonnier. Il n’avait pas de quoi s’acheter des vêtements ni voyager.

— Heller ! m’exclamai-je à voix haute, nageant dans le bonheur. Je t’ai amené exactement là où je voulais ! Même dans mes rêves les plus fous, jamais tu n’as été aussi moche ! Pauvre cloche, tout pourri et complètement fauché dans un minable café puant ! Bienvenue sur la Planète Terre, mon petit Heller ! Tu vas t’y amuser, toi si délicat. Parce que, ici, tout le monde m’obéit au doigt et à l’œil. Et que toi, tu n’es plus rien ! Les rôles sont renversés ! Et il était grand temps !

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Le modèle de l’agent stupide, sans entraînement ! L’agent spécial « très spécial » !