Est-ce qu’il ne réalisait pas le danger qu’il courait ! Il était là, au cœur du centre mondial de production d’opium de la planète Terre, dans un bar minable, totalement étranger, le dos à la porte, avec un bouquet de fleurs de pavot devant lui ! Il cherchait les ennuis ! Et si quoi que ce soit se produisait, il lui serait impossible de se tirer d’affaire. Il n’avait pas de contacts. Pas d’amis. Pas d’argent. Et il ne parlait même pas le turc ! Quel enfant ! J’en arrivais presque à le plaindre.
Il resta là un moment, immobile, à contempler ses fleurs. De temps à autre, il redisposait le bouquet.
Puis il prit une fleur, une grande fleur orange, éclatante, et d’un air rêveur, il se mit à en ôter les pétales. Je me demandais s’il n’était pas trop nerveux. Je dois dire qu’à sa place, dans une pareille situation, je l’aurais été !
Les fleurs de pavot ont une grosse boule noire au centre de leur corolle. En fait, c’est le cœur de la fleur. C’était ce qu’il venait de mettre à nu. Il se pencha pour humer. Ce qui était stupide, puisque le parfum provient des pétales et non de l’étamine.
Il repoussa la fleur sur le côté et en prit une autre. Il déplia une feuille de papier, posa la fleur dessus, lissa les pétales avant de replier le tout dans la feuille.
Il leva alors le poing et l’abattit violemment sur le papier ! Là, je m’amusais vraiment ! Ce n’est pas comme ça qu’on prépare les fleurs pour un herbier. On les met entre deux feuilles de papier et on presse doucement avant de les laisser sécher.
En aucun cas on ne leur cogne dessus. Heller était un cas : il ne savait même pas comment conserver des fleurs. Il aurait dû demander à sa mère !
Il redéplia le papier et, évidemment, tout était en miettes. La boule noire de l’étamine avait été complètement écrasée ! Non, vraiment, qu’est-ce que c’était que cette façon de traiter un pavot ? On gratte doucement pour recueillir la sève, on fait bouillir et on a de la morphine !
Il avait dû finir par comprendre que ce n’était pas la bonne technique car il vida tout sur la table, replia encore une fois la feuille et la glissa dans sa poche.
Puis il releva la tête. Des gens étaient entrés entretemps. Des Turcs du quartier, tous en veste trop large, avec leur chemise blanche sans cravate, leur pantalon froissé. Il y en avait peut-être vingt à présent. Étrange clientèle à cette heure de la nuit. Je réalisai que la nouvelle s’était répandue. Ils s’étaient assis aux tables libres sans rien commander, sans dire un mot, les yeux fixés dans le vide. Ils semblaient attendre.
C’est alors que la porte du devant s’ouvrit à grand fracas et que les deux champions de lutte du coin entrèrent en roulant des épaules.
Il faut préciser ici que les Turcs adorent la lutte. C’est leur sport national. Et ils le pratiquent dans tous les styles. Ils sont grands, costauds, et ils excellent dans cet art ! Voilà donc les deux gorilles que Faht Bey avait appelés : des as de la lutte !
Le plus grand, une énorme masse de muscles du nom de Musef, s’avança fièrement jusqu’au centre de la salle. L’autre, un nommé Torgut, se déplaça en sautillant de façon à se retrouver contre le mur, immédiatement derrière Heller. Il brandissait un bout de tuyau en métal.
Une quinzaine d’hommes s’étaient glissés dans l’établissement à la suite des deux lutteurs, l’air avide.
— Ah, non ! s’écria le patron. Pas ici ! Dehors ! Dehors !
— Du calme, vieille mémée ! lui lança Musef.
Le patron, devant ce ton menaçant et ces trois cents livres de muscles, décida de garder son calme.
Musef s’avança alors vers Heller.
— Tu parles le turc ?… Non. (Il s’exprima en anglais avec un accent terrible.) Tu me comprends ?… Oui.
Heller n’avait pas bougé et le dévisageait.
— Mon nom est Musef. Tu me connais ?
Avec une trace d’incrédulité, Heller s’exclama :
— Un homme-jaune !
Effectivement, maintenant que j’y pensais, Musef et Torgut offraient quelque ressemblance avec les hommes-jaunes de la Confédération. Ce qui n’était guère surprenant, puisque les Turcs sont originaires de Mongolie.
Mais ce n’était pas la remarque qui convenait en un pareil instant, et Musef renâcla :
— Comment, un jaune ?
Un murmure courut dans le public. Ceux qui ne comprenaient pas l’anglais s’étaient fait traduire ce qui venait d’être dit. Ils finirent par comprendre que « jaune » avait une connotation de lâcheté. Et ils écarquillèrent tous un peu plus fort les yeux, attendant la suite avec impatience. On pouvait presque les entendre haleter.
Devant le silence persistant d’Heller, Musef afficha un air outragé et demanda :
— Tu veux te battre ?
Heller promena les yeux autour de lui. Torgut jouait négligemment avec son bout de tuyau et l’assemblée, à l’évidence, était hostile.
Heller regarda Musef et dit :
— Je ne me bats jamais…
Les rires jaillirent.
Instantanément, Musef s’empara du verre et en jeta le contenu à la figure d’Heller.
— Ce que je voulais dire, continua Heller, c’est que je ne me bats jamais sans qu’on parie un peu d’argent !
D’autres rires éclatèrent. Mais apparemment Musef voyait là une occasion de gagner de l’argent. Après tout, comment pouvait-il perdre, avec Torgut et son bout de tuyau ?
— D’accord on parie ! Cinq cents livres ! (Il se tourna vers les autres :) Vous serez témoins pour le paiement !
Cette fois, ce fut du délire.
— Oui, crièrent-ils tous, en turc et en anglais. Ils avaient là une excuse parfaite pour dépouiller « l’homme des stups » dès qu’il aurait perdu le pari. Personne n’est plus rusé qu’un Turc, si ce n’est une foule de Turcs !
Avant que quiconque ait réalisé ce qui se passait, Musef avait saisi Heller par le col et l’avait propulsé au milieu de la pièce ! Ce qui n’était pas difficile puisque Heller, ici, sur Terre, pesait moins de quatre-vingt-dix kilos alors que Musef en faisait plus de cent quarante !
Mais les mains du lutteur avaient dû glisser et il se retrouva face à face avec Heller au milieu du cercle que l’assemblée venait de former spontanément. Ils criaient tous, assoiffés de sang.
Musef lança les deux bras en même temps. Heller se déroba. Je savais ce que Musef tentait. Dans la lutte turque, la première figure consiste à empoigner l’adversaire à deux mains, de part et d’autre du cou. Et ce qui advient ensuite ne regarde que les deux lutteurs.
Musef fit une deuxième tentative. Et ses mains se refermèrent sur les épaules d’Heller !
C’est alors qu’Heller fit la même chose !
Dans les premières secondes de ce genre d’affrontement, on essaie de trouver sa position.
Mais là, je ne comprenais plus. Heller avait refermé ses deux mains sur les épaules du Turc mais je ne voyais pas ses doigts, cachés par la tête de Musef. Je ne savais pas ce qu’il pouvait bien faire. Pas plus que le Turc, d’ailleurs !
Les mains d’Heller semblaient incrustées dans les épaules de son adversaire !
L’autre essayait de lancer les bras en arrière pour se dégager. On voyait ses muscles se tendre sous l’effort. Sort visage était déformé par une haine farouche. La tension était intense !
Les deux antagonistes parurent pivoter de quelques degrés. A présent, Heller avait un miroir dans son rayon de vision. Et Torgut était parfaitement visible. Son bout de tuyau à la main, il écartait les gens, s’approchant furtivement d’Heller par-derrière.
Je compris alors pour quelle raison les mains d’Heller ne bougeaient plus. D’ordinaire, les Turcs s’enduisent d’huile d’olive lorsqu’ils doivent lutter mais, ce soir, rien ne pouvait faire glisser les mains d’Heller, clampées sur le cou et les épaules de son adversaire.