J’avais l’impression d’entendre grincer les muscles des deux hommes.
Ça y est ! Je comprenais. Musef pouvait voir Torgut et il se contentait de maintenir Heller dans cette position pour que son acolyte lui fracasse tranquillement sa jolie tête blonde !
Le public était déchaîné, encourageant Musef de ses cris.
Torgut était tout près maintenant.
Soudain, en se servant de sa prise sur Musef pour soutenir le haut de son corps, Heller s’élança à l’horizontale et ses pieds vinrent frapper Torgut en pleine poitrine !
Le bruit, par-dessus les clameurs, fut nettement audible.
Torgut vola en arrière comme s’il avait été propulsé par un canon. Et il faucha trois des clients ! Ils allèrent tous s’écraser contre le mur !
Sous le choc, le miroir s’abattit !
Musef essaya de profiter de ce renversement des forces et replia un bras pour frapper Heller au visage.
Je ne pus voir ce qui arriva. Heller, tout à coup, avait légèrement déplacé sa prise.
Musef se mit à hurler comme un chien battu à mort !
Pourtant Heller, apparemment, n’avait rien fait de spécial. Non, ses doigts serraient juste un peu plus fort.
L’énorme Turc s’effondra lentement, comme un immeuble, et glissa mollement jusqu’au plancher !
L’assemblée était devenue silencieuse.
Et incrédule.
Et hostile !
Heller demeurait immobile au centre de la pièce. Torgut était prostré contre le mur opposé, les épaules ensanglantées. Trois Turcs achevaient de se redresser tant bien que mal en écartant les chaises. Musef, quant à lui, était toujours écroulé aux pieds d’Heller et gémissait.
Heller porta les mains à son col et le réajusta soigneusement avant de déclarer sur le ton de la conversation :
— Bon, à présent, qui va me payer mes cinq cents livres ?
Pour les Turcs, gens pauvres, l’argent est un sujet grave. Si Heller avait eu le moindre bon sens, il se serait contenté de sortir. Mais on ne lui avait rien appris. Pour ma part, j’aurais pris mes jambes à mon cou.
Les autres s’étaient mis à bavarder. Finalement, l’un d’eux lança en anglais :
— Le pari n’était pas équitable. Vous, l’étranger, vous avez lâchement profité de la faiblesse de ces deux pauvres garçons !
— Oui, c’est vrai, insista un autre. Vous les avez trompés !
— Non, non, non, intervint le patron, pris d’un soudain élan de courage. C’est vous qui me devez de l’argent pour tous ces dégâts. C’est vous qui avez commencé la bagarre !
Heller les toisa tous.
— Vous voulez dire que personne ne va me payer les gains d’un pari tout à fait honnête ?
Les autres se savaient en nombre. Ils commencèrent à s’avancer sur Heller, l’air hostile. Le plus mauvais n’était qu’à quelques pas d’Heller.
— Vous êtes décidés à ne pas tenir ce pari, n’est-ce pas ? lui lança Heller.
Les autres se rapprochaient toujours. Quelqu’un avait récupéré le bout de tuyau de Torgut et le brandissait.
— Très bien, conclut Heller.
Et, avant qu’on ait réussi à le bloquer, il s’empara de Musef, pivota sur lui-même et le lança sur le patron !
Musef alla s’abattre sur le comptoir dans un jaillissement de bouteilles, de verres et de carafes. Et le comptoir, sous le choc, s’abattit sur le patron !
Tout le monde s’était accroupi !
Quand le fracas eut cessé, Heller déclara :
— Il semble que vous n’ayez jamais entendu parler d’honneur. (Il secoua la tête avec tristesse.) Et moi qui voulais goûter votre bière.
Il sortit.
L’assistance s’était reprise. Les hommes se précipitèrent derrière lui en criant et en imitant le gloussement des poulets et lui lancèrent des bouteilles.
Heller ne ralentit pas.
Je m’aperçus qu’il boitait.
J’avais envie de m’embrasser. Quelle déroute ! Son plan idiot pour se procurer de l’argent avait complètement échoué !
Oui, les rôles étaient renversés. C’était lui le pauvre chien galeux à présent, et moi j’étais le héros.
J’allai me coucher en fredonnant. Pendant qu’Heller, lui, revenait en boitant vers la base. Seul, sans un sou, sans un ami.
Treizième partie
1
Le lendemain matin, je peux vous le dire, je me sentais plutôt guilleret. Je me levai très tôt et passai une chemise de soie orange, un pantalon noir avec une ceinture en cobra et des chaussures assorties.
Pour mon breakfast, je dégustai du melon et du cacik –une salade de concombre avec du yaourt, de l’ail et de l’huile d’olive. Le tout arrosé d’un café très sucré. Délicieux.
Je dis au cuisinier tout le mal que j’en pensais et il eut l’air désolé, ce qui me fit beaucoup rire. D’ailleurs, tout le personnel affichait la même expression navrée : ils avaient passé la nuit à se demander ce qu’ils avaient bien pu oublier de faire. Ils n’avaient pas compris que je me fichais d’eux. Très drôle.
Je pris ensuite une grande feuille de papier. Je ne suis pas doué pour les croquis, mais, au moins, je savais très exactement ce que je voulais. Je trouverais bien quelqu’un pour mettre tout ça au propre.
L’école d’agriculture possédait une autre parcelle de terrain, plus proche de la ville. On avait prévu d’y construire une salle de récréation à l’usage du personnel mais j’avais d’autres projets.
Je traçai les grandes lignes d’un hôpital. Il aurait un seul étage et un sous-sol. Avec de nombreuses chambres et des salles d’opérations. Et aussi un parking. Il serait entouré par un réseau de barbelés camouflé en haie naturelle. Au sous-sol, il y aurait des chambres privées en grand nombre dont l’existence devrait rester secrète. Tout serait équipé d’un dispositif de sécurité de type terrien et chacune des chambres du sous-sol serait pourvue de mouchards.
J’avais l’intention de déposer le projet sous le nom d’« Hôpital Mondial de la Pitié et de la Charité ». Avec ça, je comptais faire une fortune. Dans l’Appareil, on vous éduque pour ça. L’un de mes professeurs me l’avait souvent répété : « Si tu dois être absolument mauvais, il faut que tu aies une façade absolument bonne. » C’est une maxime absolue pour tout gouvernement compétent.
Finalement, j’en vins à bout après avoir plusieurs fois changé d’idée et barré ce que j’avais fait.
Ensuite, je passai à la rédaction des ordres : notre ingénieur résident voltarien devrait creuser des tunnels d’accès. Notre cabinet d’avocat, à Istanbul, devrait faire enregistrer le projet au plus vite. Il se mettrait également en contact avec l’Organisation Mondiale de la Santé pour faire valoir que c’était un apport sans égal au monde de la santé et demander d’utiliser le nom de l’organisation. De même, il faudrait demander une donation de la Fondation Rockecenter pour « les enfants pauvres de Turquie ». La Fondation fait toujours quelque chose si ses cadres peuvent espérer recevoir une contrepartie et si on salue bien haut la vocation humanitaire de Rockecenter. (Ça, ça me ferait mal !)
La dernière lettre que je rédigeai n’était en fait qu’un message. A la base de Blito-P3, comme ailleurs, il existe un Conseil des Officiers, placé sous la présidence du commandant de la base, qui est censé examiner les nouveaux projets. Mais, en tant qu’inspecteur en chef de la Section 451 et inspecteur superviseur général, je pouvais aisément me passer de leur consentement. Je me contentai donc de leur faire part brièvement de ce que je préparais. Aux Diables leur salle de récréation ! Et puis, après tout, le Grand Conseil n’avait-il pas ordonné de répandre un peu de technologie sur cette planète ? Oui, ils pouvaient aller se faire (biper) et se contenter de faire ce que je leur disais. J’apposai le sceau de mon identoplaque sur le message, bien en vue. Ils n’avaient pas intérêt à me chercher des poux. J’ajoutai même un post-scriptum à cet effet.