J’avais désormais un moyen d’expliquer les grosses quantités d’or que je mettrais sur le marché dès l’arrivée de Blixo. Je pourrais dire que l’or était acheté à Afyon. Quand j’aurais reçu la livraison des mines d’Istanbul, je n’aurais même plus à me soucier d’acheter l’or du Pahalt.
Dans la douce chaleur de midi, je restai un instant dans ma voiture toujours garée en double file, à réfléchir à l’endroit où je pourrais trouver Jimmy « l’étripeur ». Comme je bloquais la circulation, un policier s’approcha, dérangeant ma concentration. Il se pencha et sa moustache racla la vitre.
— Oh, c’est vous ! dit-il.
Vu le ton qu’il avait employé, c’était un compliment. Il semblait presque inquiet. Ici, ils pensent que je suis le neveu du sous-officier qui avait été un héros de guerre. Après tout, je réside dans sa maison. Le policier se précipita alors pour engueuler les conducteurs de carrioles qui attendaient que je libère le passage. Qu’est-ce que j’étais bien ici !
Du coup mes idées crépitaient. Où pouvait bien aller un gangster dans cette ville ? Mais bien sûr : à la résidence Saglanmak ! Voyez-vous, en turc, saglanmak signifie « disponible » ou « à louer ». Mais il existe un autre mot, presque semblable : saklanmak qui, lui, veut dire « se cacher ». Si l’on en croit le grand maître Freud, notre esprit inconscient peut déformer les mots afin qu’ils trouvent un sens plus approprié aux intentions de la personne. On appelle ça des « lapsus freudiens ». C’est ce qui avait dû se passer dans ce cas. Même s’il ne parlait pas le turc, Jimmy « l’étripeur » avait fait un lapsus très révélateur.
Et puis, la Résidence était l’unique endroit où descendaient les gens de la Mafia.
Je traversai la foule des paysans furibonds. J’atteignis bientôt la résidence Saglanmak. Mais j’étais devenu rusé et j’allai me garer en double file à un bloc de distance.
Un balcon faisait le tour de l’immeuble, à hauteur du deuxième étage. Un escalier permettait d’y accéder. Ce qui était indispensable pour quiconque devait quitter précipitamment les lieux.
J’entrai et me dirigeai vers le comptoir de réception. L’employé était un jeune Turc aux cheveux gominés. Il m’avait déclaré précédemment qu’il n’avait pas de client au nom de Jimmy Tavilnasty. Sans m’occuper de lui, je contournai le comptoir et pris dans une niche la boîte qui contenait les fiches des clients.
Il recula.
Je passai rapidement les fiches en revue. Non, pas de Jimmy Tavilnasty.
Il avait dit à Heller qu’il était dans le coin depuis des semaines. Je remontai en arrière. Ça y est ! Je le tenais ! John Smith !
Je regardai l’employé en ricanant :
— Je croyais que tu m’avais dit que Tavilnasty n’était pas ici !
Il avait la main sur le téléphone et je lui bloquai le poignet.
— Non, non. C’est un ami. Je veux lui faire la surprise.
L’autre fronça les sourcils.
Je posai un billet de dix livres sur le comptoir.
Son visage s’éclaira.
Je posai un billet de cinquante livres sur le premier.
Cette fois, il sourit.
— Montre-moi où est sa chambre.
Il désigna celle qui se trouvait en haut de l’escalier, au second.
— Et il est là ?
L’employé acquiesça.
— Maintenant, je vais t’expliquer ce que tu vas faire. Prends une bouteille de scotch – une imitation arabe fera l’affaire – et deux verres. Pose tout ça sur un plateau. Trois minutes après que j’aurai quitté ce comptoir, tu monteras ce plateau et tu frapperas à la porte.
J’ajoutai d’autres billets de cent livres jusqu’à ce que le sourire refleurisse sur ses lèvres. Un sourire à sept cents livres.
Je lui fis répéter le délai prévu et je synchronisai nos montres.
Puis je regagnai la porte principale et, d’un pas désinvolte mais en silence, je grimpai l’escalier extérieur.
Je repérai la fenêtre qui correspondait à la chambre de Jimmy. Elle était ouverte.
J’attendis.
Exactement à la seconde prévue, on frappa à la porte.
Le lit grinça.
Je me précipitai jusqu’à la fenêtre.
Oui, c’était bien notre homme. Un Colt.45 à la main, il se dirigeait à pas de loup vers la porte. Il me tournait le dos.
J’avais prévu cela. Les hommes de main de la Mafia mènent une vie agitée.
Jimmy Tavilnasty « l’étripeur » posa la main sur la poignée, l’arme levée. C’était le moment !
Il ouvrit la porte.
Je bondis par la fenêtre.
Je lançai : « Surprise ! »
Il se tourna à demi et expédia une balle dans la paroi, juste au-dessus de moi !
L’écho de la détonation retentissait encore qu’il fonçait au-dehors.
Le résultat fut catastrophique. Il entra de plein fouet en collision avec l’employé qui tenait son plateau.
Dans un méli-mélo de verres, de scotch, de bras et de jambes, les deux hommes dégringolèrent l’escalier et Jimmy tira deux coups de feu involontaires.
Le tintamarre s’acheva par un bruit énorme et sourd, en bas des marches.
Je me précipitai derrière eux et cueillis le Colt dans la main de Jimmy « l’étripeur ».
— En voilà des façons d’accueillir un vieux copain !
C’est comme ça qu’il faut s’y prendre. De la psychologie. Ça les déséquilibre.
Mais Jimmy était non seulement déséquilibré, mais complètement K.O.
L’employé de la réception me dévisageait avec horreur. Je réalisai que je tenais le pistolet de Jimmy pointé droit sur lui. Je mis le cran de sûreté et lui dis :
— Maladroit. Tu as cassé cette bouteille de scotch. Allez, relève-toi et va en chercher une autre. Sur le compte de la maison, bien sûr.
Il s’éclipsa précipitamment.
Je relevai Tavilnasty et le traînai jusqu’à une petite table, au fond du salon de l’hôtel. Il revenait peu à peu à lui.
L’employé, encore tremblant, réapparut avec une autre bouteille de scotch et deux verres.
Je tendis son arme à Jimmy.
Puis je lui versai du whisky et il but.
Il y avait une expression d’absolue perplexité sur son visage laid et vérolé.
— Qu’est-ce que ça signifie, Bon Dieu ?
— Simplement que je ne tenais pas à me faire descendre.
Il ne parvenait pas à comprendre ça apparemment. Je lui servis un deuxième verre.
J’essayai une nouvelle approche :
— J’aurais pu te tuer et je ne l’ai pas fait. Ce qui prouve donc que je suis ton ami.
Il rumina là-dessus et massa les bosses de son crâne. Il eut droit à un troisième verre.
— Comment va Babe ? demandai-je.
Il me fixa d’un air ébahi.
— Allez… Je te parle de Babe Corleone, l’ex-femme de ma vie.
— Vous connaissez Babe ?
— Bien sûr.
— Et depuis quand ?
— Disons pas mal de temps. Comme ça…
Il but.
— Vous êtes des stups ?
Je me mis à rire.
— De la CIA, alors ?
Je ris encore plus fort.
— Du FBI ?
Je lui servis encore un peu de scotch.
— J’appartiens à l’Organisation Mondiale de la Santé. Je suis là pour te rendre riche.
Il sirotait son whisky.
— Tu vas m’écouter attentivement. On construit un nouvel hôpital. Il sera opérationnel dans deux mois. On va utiliser de nouvelles techniques de chirurgie plastique. On pourra modifier les empreintes digitales, la dentition, les os du visage, le larynx.