Un instant plus tard, il tenta d’entrer en conversation avec le chef du hangar qui, bien entendu, à la suite de la rumeur que j’avais répandue, l’ignora totalement. Mais Heller posa la main sur son épaule et le contraignit à le regarder.
— Je vous ai demandé, insista-t-il, où se trouvent les dispositifs de contrôle de cette illusion électronique ? Je veux les déconnecter cette nuit pour laisser pénétrer un peu d’air ! Il fait bien trop humide ici !
— Ça reste branché en permanence, lui dit l’autre d’un air mauvais. Et c’est comme ça depuis des années et des années. Je pense que les commandes ne fonctionnent même plus. Il y a un siècle qu’on n’y a pas touché et la source d’énergie est autonome. Si vous voulez changer quoi que ce soit ici, allez voir le commandant de la base.
Et il s’éloigna en grommelant qu’il avait suffisamment de travail comme ça sans s’amuser à aérer l’endroit tous les jours.
Le capitaine Stabb était près du vaisseau. Les cinq Antimancos n’étaient pas logés dans le remorqueur mais dans les quartiers qui avaient été aménagés dans le hangar – ils étaient plus confortables et on pouvait les quitter plus aisément pour se rendre en ville. Pas d’échelle de vingt-cinq mètres à descendre. Le capitaine Stabb était ravi qu’Heller ait reçu une bonne leçon durant sa petite promenade pour prendre l’air. Ce gars-là ne ferait pas long feu dans l’Appareil !
Heller regagna le bord.
J’avançai la bande. Apparemment, il n’avait fait sa petite sortie que pour prendre un peu d’exercice. Peu à peu, il diminuait son poids pour ajuster ses muscles à la pesanteur locale.
Ces athlètes sont vraiment stupides !
J’éteignis et revins à mes sombres pensées à propos de cette danseuse qui m’avait échappé. Le monde était contre moi.
4
Le lendemain, vers midi, j’étais encore dans le cirage quand il se produisit quelque chose qui me ramena dans la triste réalité à toute allure.
Il faisait une chaleur à crever. Le soleil d’août avait fait grimper le thermomètre turc à 40°, ce qui signifiait qu’il devait bien faire 45°. Je m’étais installé dans la cour, bien à l’ombre, derrière un temple miniature de Diane, la déesse romaine de la chasse. Mon pichet de sira glacé était déjà vide, et je m’étais lassé de donner des coups de pied au petit garçon qui était supposé m’éventer, quand soudain j’entendis un chant d’oiseau ! Un canari ! Instantanément, mes instincts primitifs s’éveillèrent ! Une année auparavant, j’avais acheté un fusil calibre dix que je n’avais jamais eu encore l’occasion d’essayer ! J’allais régler son compte à ce canari !
En frémissant, je me dressai et me ruai vers ma chambre. Je décrochai en hâte le fusil mais je fus incapable de trouver les cartouches. Ce qui était bizarre vu qu’elles sont tellement grosses qu’on pourrait charger un canon avec. Je me précipitai alors dans l’autre chambre et fouillai dans les tiroirs de la commode.
Ce que je découvris alors balaya toute idée de chasse de mon esprit.
Une enveloppe était épinglée sur mon oreiller !
Elle n’était pas là quand je m’étais réveillé !
Donc, quelqu’un était entré dans ma chambre !
Mais personne n’avait traversé la cour ! Comment cela avait-il pu arriver là ? Porté par le vent ? Mais il n’y avait pas un souffle de vent.
L’enveloppe était du genre que l’on utilise dans certains milieux voltariens pour adresser ses hommages. Sa surface brillait sourdement. La présence d’un serpent dans mes draps m’aurait fait moins d’effet.
Je rassemblai suffisamment de courage pour saisir l’enveloppe. Elle ne paraissait pas du type explosif.
Comme si elle était brûlante, je l’ouvris et en tirai une carte. Une carte de visite du genre « désolé-mais-vous-n’étiez-pas-là-quand-j’ai-appelé ». Quelques mots y avaient été inscrits d’une écriture élégante :
Lombar m’a dit de me rappeler à vous de temps en temps.
Et sous cette formule qui aurait pu passer pour simplement courtoise, on avait dessiné un poignard ! Un poignard à la lame ensanglantée, dégoulinante !
Je fus baigné d’une sueur glacée.
Qui avait pu mettre cette enveloppe ici ? Melahat ? Karagoz ? Ou bien Faht Bey ? Le chef du hangar ? Jimmy « l’étripeur » ? Heller ? Non, non, non ! Certainement pas Heller. Il aurait été le dernier que Lombar aurait choisi ! Le petit garçon qui m’avait éventé ? Non, je ne l’avais pas perdu de vue un seul instant durant la matinée.
Et où était-il à présent ?
Est-ce qu’il me surveillait à cette minute ?
Toute idée de chasse avait quitté mon esprit.
C’était moi le gibier maintenant !
Je dus faire un effort terrible pour réfléchir. Il était évident qu’on attendait quelque chose de moi. Quelqu’un pensait que je ne faisais pas correctement mon travail. Et si cela continuait, si j’en croyais la dernière menace de Lombar, celui – quel qu’il fût – qui m’observait recevrait l’ordre de m’éliminer !
Je savais que je devais faire quelque chose. Un effort. Donner une preuve. Et vite.
Oui, j’y étais !
J’allais retourner voir le capitaine Stabb afin de répandre une autre rumeur sur Heller !
Je laissai tomber la carabine et je me précipitai derrière le placard puis j’ouvris la porte du couloir pour aller trouver Stabb.
Mais il n’était pas là. Il y avait quelque chose d’autre cependant.
Des avions de guerre !
Deux avions de guerre !
Ils avaient dû arriver pendant la nuit !
Ils étaient affreux. Plus gros encore que le remorqueur.
Complètement blindés. Ils n’avaient besoin que de deux hommes pour les piloter. C’était une version compacte de l’appareil personnel de Lombar, « le canon ».
Des engins redoutables, froids, noirs, dévastateurs.
Mortels.
Je m’en approchai. Avec une certaine crainte. S’ils étaient arrivés la veille, quand avaient-ils donc quitté Voltar ? Ils avaient dû recevoir leur ordre de mission le jour même où Heller avait acheté le remorqueur. Car en fait, leur vitesse était à peine plus élevée que celle des transporteurs spatiaux.
Lombar avait donc appris dans la minute même l’acquisition du remorqueur ! Décidément, il en savait toujours trop et bien trop vite ! Il devait avoir des espions dans toutes les…
Au son de la voix qui s’éleva brusquement derrière moi, je sursautai !
— Gris, on est ici depuis des heures ! Où étiez-vous passé ?
Je me retournai. Et je vis un homme au visage dur comme l’ardoise. Avec un regard d’ardoise. Et trois autres derrière lui. Comment avaient-ils fait pour arriver derrière moi sans que je les entende ?
Ils portaient des uniformes noirs avec des gants rouges. Sur le col, ils avaient un insigne : une explosion. Rouge. Je savais ce qu’ils étaient. Dans l’Appareil, on les appelle les pilotes-assassins. Chaque fois que l’Appareil est engagé dans une bataille d’intérêt majeur, il a recours à eux. Ils ne se battent pas directement contre l’ennemi. Ils ne sont là que pour s’assurer qu’aucun vaisseau de l’Appareil ne s’enfuit. Si cela se produit, s’ils ont la conviction qu’il s’agit d’une désertion, ils abattent le vaisseau. Avec le genre de racaille que l’Appareil emploie, cette fonction est nécessaire. Il faut bien surveiller les lâches. Et aussi les mutineries possibles. Les pilotes-assassins sont là pour ça. Ils n’ont pas leur équivalent dans la Flotte.