Puis Heller annonça soudain que le moment était venu de décoller et se rendit aussitôt dans la cabine de pilotage. Je voulus fermer le sas, mais mes mains refusaient de m’obéir. Heller n’attendit pas. Il arracha le vaisseau au sol et je m’étalai de tout mon long, la tête et le tronc à l’extérieur du sas. Quelqu’un me tira par les pieds à l’intérieur du vaisseau et ferma la porte d’un coup sec.
Brusquement, mon euphorie cessa et je pris conscience de ce qui s’était passé.
Nous venions de partir pour la mission secrète la MOINS secrète dont quiconque ait jamais entendu parler !
Il fallait que j’aille immédiatement trouver Heller pour remettre de l’ordre dans tout ça !
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Jettero Heller était perché sur l’accoudoir du siège de pilotage. Il portait toujours son uniforme d’apparat. Son éternelle petite casquette rouge était repoussée en arrière sur ses cheveux blonds. De la main gauche, nonchalamment, il manœuvrait le levier de pilotage et laissait avancer le vaisseau à petite vitesse.
Il tenait un micro et, dans ce staccato sec typique des officiers-radio de la Flotte, il disait :
— J’appelle le Contrôle Trafic Interplanétaire de Voltar. Ici le Remorqueur Prince Caucalsia appartenant à la Division Extérieure. Je demande l’autorisation de départ conformément à l’Ordre du Grand Conseil numéro…
Et il récita tous les chiffres de l’ordre officiel, là, devant moi ! Sur une fréquence radio ouverte à n’importe qui !
J’étais déjà plus qu’irritable et cela a eu le don de me taper sur les nerfs.
— Pour l’amour de tous les Dieux, est-ce que vous avez –la moindre notion de la sécurité ?
Il ne parut pas m’avoir entendu. Il prit le micro dans la main gauche et me fit signe de façon pressante.
— Gris ! votre identoplaque !
Je fouillai dans ma tunique et, tout à coup, mes doigts rencontrèrent une enveloppe !
Impossible ! Tous mes papiers avaient été placés dans des sacs spatio-étanches avant notre départ. Alors, par tous les Enfers, d’où venait donc cette enveloppe ? Personne ne m’avait donné la moindre enveloppe ! J’étais furieux. Outragé. Non, c’était impossible ! Cette enveloppe n’aurait pas dû se trouver là !
Heller me fit les poches, trouva mon identoplaque et l’inséra dans la fente d’identification.
Et j’entendis alors dans le haut-parleur :
— Contrôle de Trafic Interplanétaire à Remorqueur de la Division Extérieure Prince Caucalsia, sous le commandement de l’officier de l’Appareil Soltan Gris : Autorisation vérifiée et accordée.
Le visa officiel sortit de dessous le panneau de communication et Heller le fixa au tableau de bord avant de me restituer mon identoplaque.
Il avait dû remarquer que depuis un moment, j’avais les yeux fixés sur l’enveloppe, car il me dit :
— Vous n’avez vraiment pas l’air bien.
Il se leva et desserra mon col trop ajusté.
— Je m’occupe de vous dans une minute. Où est le capitaine ?
Il n’eut pas à chercher bien loin. Le capitaine antimanco était là, dans la coursive, l’observant d’un air furibond. De toute évidence il n’avait pas du tout apprécié qu’Heller prenne les commandes du remorqueur sans lui en dire un mot.
— Si vous le voulez bien, fit-il d’un air mauvais, je vais m’occuper moi-même de mon vaisseau maintenant.
Vos papiers, s’il vous plaît, fit Heller.
J’explosai !
— Mais c’est le commandant en titre !
— Vos papiers, s’il vous plaît, répéta Heller en tendant la main vers l’Antimanco.
Le capitaine avait dû s’attendre à ça. Il sortit une liasse de documents emballés dans un sac étanche. En fait, il n’y avait pas là que ses papiers à lui mais aussi ceux des quatre autres membres d’équipage. Ils étaient tous très anciens, froissés et tachés.
— Cinq sous-officiers de la Flotte, dit Heller. Un capitaine, deux astro-pilotes, deux ingénieurs. Moteurs Y avait-Y aura.
Il examina les estampilles et les signatures très attentivement, en approchant les documents à quelques centimètres de ses yeux.
— Ils me paraissent authentiques. Mais pourquoi n’y a-t-il aucune mention de votre dernière affectation… il y a trois ans de cela ?… Oui.
Le capitaine lui arracha les documents. S’il n’y avait aucune mention de leur dernière affectation, c’était tout simplement parce qu’ils étaient devenus des pirates.
Le petit chronoviseur était dans sa fente, près du siège de pilotage. Heller posa la main dessus et déclara :
— Est-ce que vous savez vous servir de ce chronoviseur ? C’est un modèle ancien qui n’est plus utilisé.
— Oui, bien sûr, fit le capitaine. (Et il poursuivit d’un ton à la fois grinçant et monotone :) Je servais dans la Flotte quand il a été mis en service. Et j’étais toujours dans la Flotte quand on l’a retiré. Mon équipage a servi quatre fois plus longtemps que certains officiers royaux.
Dans ses yeux noirs, très rapprochés, on lisait une haine absolue.
Chaque fois qu’il disait « Flotte », on avait l’impression qu’il crachait. Et quand il avait dit « officiers royaux », on aurait pu croire que ses dents se craquelaient.
Heller le dévisagea longuement.
Ce que dit ensuite le capitaine aurait pu passer pour un discours courtois si la haine n’avait filtré de chacun de ses mots :
— En tant que capitaine de ce bâtiment, je suis bien entendu à votre service. Il est de mon devoir et de celui de mon équipage que vous atteigniez votre destination sain et sauf.
— Bien, bien, fit Heller. Je suis très heureux de l’entendre, capitaine Stabb. Si vous avez besoin de mon aide, je vous en prie, n’hésitez pas.
— Je ne crois pas que ce soit nécessaire, dit le capitaine. Maintenant, si vous voulez bien vous retirer dans vos quartiers, je pourrai disposer de cette cabine de pilotage afin de mener ce voyage à bien.
— Excellent ! fit Heller.
Oh ! je n’en voulais pas à l’Antimanco d’être irrité. Heller avait le don de se mettre tout le monde à dos et, en cet instant précis, moi plus particulièrement ! Il passait son temps à chicaner et à chercher les ennuis !
Il me prit par le bras et me dit :
— Maintenant, on va s’occuper de vous.
Il me précéda dans la coursive en pente jusqu’à ma chambre. Je ne comprenais pas ce qu’il avait voulu dire. J’avais le sentiment qu’il en avait après moi et qu’il allait « s’occuper de moi » en me balançant par le sas. Mais je ne luttais pas vraiment. Je savais que si je bougeais les bras, mes nerfs, déjà tendus à l’extrême, claqueraient. Et puis, je n’arrivais pas à marcher normalement et mes mains tremblaient.
Très doucement, Heller me fit étendre sur mon lit. J’étais certain qu’il allait sortir un couteau et me trancher la gorge, mais il se contenta de m’ôter ma tunique. C’est une tactique qu’emploient de nombreux tueurs : détourner la vigilance de leur victime. J’étais tellement tendu que j’eus des spasmes.
Il m’enleva mes bottes puis s’attaqua à mon pantalon.
Cette fois, j’en étais sûr, il allait me lier les chevilles avec des menottes électriques. Il ouvrit un tiroir. Il ne dut pas trouver les menottes car il revint avec une tenue d’isolation modèle standard et entreprit de me la passer. J’aurais voulu résister mais je tremblais maintenant de tout mon corps.
Quand il m’eut habillé, il ajusta la pression autour des jambes et des chevilles. Maintenant, je comprenais ! Il comptait m’entraver !