Il se rapprocha encore un peu plus près.
— Elles sont vierges car c’est la règle de leurs tribus. Donc, il n’y a aucun danger de… ce que vous savez.
J’étais à demi dressé sur mon siège.
— On leur fait passer le Rideau de Fer clandestinement. Ensuite, elles franchissent le désert du Kara Kum jusqu’au port de Cheleken, sur la mer Caspienne. De là, elles font la traversée jusqu’à Pahlevi, sur le littoral de l’Iran. Elles voyagent à travers tout le pays et on les fait entrer en Turquie à Rezaiyeh. De là, elles sont conduites à Boldavin et il n’y a plus qu’à les amener ici.
Il se rencogna dans son siège. Pas moi.
— Je suis sûr que vous pouvez vous procurer des papiers d’identité. Puisqu’il s’agit d’une Turque authentique, qui parle le turc, ce sera d’autant plus facile. Alors, qu’est-ce que vous en dites ?
J’en avais la tête qui tournait ! Quelle magnifique occasion ! Exactement ce que je cherchais ! Un expert en commerce comme moi sait apprécier ce genre d’opportunité.
— Comment est-elle ? demandai-je, haletant.
Une fois encore, il regarda d’un air méfiant autour de lui. Nous étions toujours seuls mais sa voix devint un murmure.
— Notre homme a déjà vendu la plupart. En fait, il ne lui en reste qu’une. Et je ne pense pas qu’elle soit longtemps disponible. (Il cherchait dans sa poche. Il me tendit une photographie.) Elle s’appelle Utanc.
Par tous les Dieux, mon cœur faillit s’arrêter !
Quel visage merveilleux !
Elle semblait très jeune, dix-huit ans peut-être. Elle avait des yeux immenses. Elle les baissait mais son regard était vif. Son visage avait la forme parfaite d’un cœur. Elle avait un doigt posé sur ses lèvres pleines. Elle avait un air presque absent.
Mais bien sûr ! Utanc ! Les Turcs donnent aux femmes le nom qui résume leurs qualités. Et Utanc signifie « timidité, modestie, honte ».
Elle était si douce ! Si jolie ! Si fragile ! Tellement sans défense !
Une émotion très étrange montait en moi. Un désir passionné de la protéger. J’avais le sentiment que je serais capable de franchir la frontière pour aller affronter l’armée russe tout entière, me jeter aux pieds d’Utanc et mendier un sourire.
Je soupirai et essuyai les larmes qui montaient à mes yeux.
Je retournai la photo et lus l’inscription portée au dos : 5 000$ U.S. cash.
— Elle vous appartiendra totalement, chuchota le chauffeur de taxi. Elle sera pour toujours votre esclave. Pour l’avoir arrachée aux griffes des Russes qui la violeraient, elle vous vouera une gratitude telle qu’elle ne vous remerciera jamais assez !
Ma foi, est-ce que j’avais le choix ?
Je pris cinq mille dollars dans ma poche et les lui fourrai littéralement dans la main.
— Il y a le transport et les commissions, dit-il. Ça représente cinq mille de plus.
Je les lui donnai aussitôt. Il se leva.
— Sultan Bey, c’est avec plaisir que je vous fais une fleur. Je ne vous compte pas l’essence ni la course.
Il fit mine de refuser la liasse de livres turques que je lui tendis instantanément. Finalement, avec un haussement d’épaules, .il accepta.
— Il faudra compter une semaine pour qu’ils la fassent passer. A présent, il faut que je reparte très vite pour que notre homme ait son argent avant qu’il accepte l’offre de quelqu’un d’autre.
Il s’éloigna rapidement et j’entendis son « taxi » démarrer dans un crissement de pneus. J’espérais qu’il arrive à temps !
Cette nuit-là, je dormis avec la photo sur l’oreiller, près de moi, et je fis des rêves merveilleux !
J’étais si bien que, à l’aube, lorsque je vis Faht Bey debout près du lit, je n’en fus même pas irrité.
— Raht a envoyé un message radio, dit-il. Tout est prêt. Vous pourrez partir pour l’Amérique dès que la nuit sera tombée.
Je n’écoutai même pas ce qu’il dit en quittant la chambre. Il parlait sans doute de prévenir l’équipage du remorqueur.
Je serrai la photo dans ma main et l’embrassai passionnément.
Que les Dieux bénissent les troupes russes qui me permettaient d’acquérir un pareil trésor ! Il y a beaucoup à dire en faveur du communisme !
6
Nous avons décollé dès le crépuscule.
Je connais certaines personnes – au sens critique exacerbé et qui se plaisent de façon pathologique à chercher des poux – qui seraient portées à prétendre que le fait de posséder avant peu une danseuse bien à moi, bien vivante et jolie, avait tendance à me distraire de mon devoir. Mais ce serait pure calomnie.
Avant le départ, j’étais tout entier à ma tâche. J’allai secouer Faht Bey pour qu’il me donne tout l’argent dont j’avais besoin et même plus. Puis je choisis un arsenal terrien. Je rassemblai tout l’équipement nécessaire, avant de menacer tout le personnel, et de secouer un des jeunes garçons.
Je branchai le Relais 831 et, en véritable esclave du devoir, j’entrepris d’espionner les faits et gestes d’Heller à bord du remorqueur.
Il faisait de la confiserie !
Je ne mens pas ! Il était dans la cambuse, entouré de poêles et de casseroles. Il avait même mis un tablier ! Avec une louche, il goûtait un mélange bouillonnant et répugnant, le plus nauséeux et le plus ignoble que j’aie jamais vu !
Je me dis : ça, il doit le tenir de sa sœur. Il s’activait avec des gestes tellement précis.
Je l’observai un peu plus tard. Il avait devant lui tout un tas de petits papiers carrés et il y versait le sucre fondu.
Je m’absentai un moment pour aller menacer une nouvelle fois le personnel. Quand je revins devant l’écran, Heller avait emballé ses bonbons dans leur papier – du papier paraffiné. Ils avaient l’air particulièrement durs et ils étaient striés de spirales rouges et blanches.
Ce qu’il avait fait était idiot. En Amérique, ils ont des tas de bonbons de ce genre. On peut en acheter partout. Il y avait même une publicité pour ça dans les magazines qu’on pouvait se procurer à la section « journaux étrangers » de la bibliothèque du hangar.
Parfait, très bien, me dis-je sarcastiquement. Il se prépare pour le voyage. Et j’éteignis.
Oui, j’eus une journée très chargée avant le décollage. Je consacrai au moins deux heures aux affaires de l’Appareil avant de m’étendre dix heures sur la pelouse pour rêver d’Utanc !
Le décollage se passa sans accroc. Sur Terre, les voyages sont facilités par le fait qu’il n’existe qu’une seule lune et qu’elle n’est pas très brillante. Donc, il suffit de partir et de la suivre dans son déplacement à la surface de la planète. On se promène à cinq cents kilomètres d’altitude et on redescend pour se retrouver sur l’objectif à la même heure locale qu’au départ.
Le capitaine Stabb se montra expert dans ce genre de navigation. A mon avis, l’école de l’Appareil aurait tout intérêt à ouvrir des classes de piraterie et de contrebande. Tandis que nous redescendions, il me raconta des anecdotes amusantes. Il me parla même d’une ville qu’il avait entièrement rasée. A mourir de rire !
Mais malgré tout, nous nous sommes posés selon la procédure officielle.
La plantation, déserte, se trouvait juste au-dessous de nous. On voyait distinctement les champs abandonnés, la maison à demi en ruine dont les deux colonnes du porche avaient disparu, les cabanes des esclaves qui n’étaient plus que décombres.