— Ça, c’était l’aut’ semaine ! fit le flic en la clouant sur sa chaise. Maintenant, on est la semaine d’après !
Elle tenta de lui griffer le visage.
— Espèce de sale (bip) d’(enbipé) de (bip) ! Toi-même, lu m’as vendu de la poudre lundi dernier !
— C’était Faut’ lundi. Tu sais aussi bien que moi de quoi j’ cause : de ce nouveau mec des stups que le FBI nous a balancé dans le district. Personne ne savait qu’on devait changer l’autre. Personne ne l’a annoncé et il est en train de se mettre à tout nettoyer. Et t’es exactement le genre de saleté qu’il veut balayer.
La fille s’était remise à pleurer.
— Oh, Joe. Je t’en prie, file-moi une dose. Regarde : je m’en vais, je pars. Je vais prendre le bus. Mais il me faut ma dose, Joe. S’il te plaît ! Joe, je ne pourrai pas tenir ! Juste une petite dose et je m’en vais !
L’autre flic revenait du guichet.
— Ferme ça, Mary ! Tu sais très bien qu’il n’y a plus un gramme de blanche dans tout le district. Joe, est-ce que le chef t’a donné le fric pour le billet de cette (bipasse) ?
La fille s’était recroquevillée sur elle-même, le visage ruisselant de larmes. Elle avait les yeux rouges. Je savais ce qui se passait. C’était une droguée et elle présentait tous les symptômes de manque. Ça ne pourrait qu’empirer. Elle se frotta les yeux et je vis les traces de piqûre à l’intérieur de son bras. Elle vendait son corps pour pouvoir se payer son vice, qui coûtait cher. Une situation courante. Ils la chassaient de la ville. Très courant aussi. Mais elle avait peut-être laissé un cadeau empoisonné au chef. Les maladies vénériennes vont de pair avec la prostitution et la drogue. C’était une scène somme toute si ordinaire que je n’avais pas le moindre espoir de voir Heller se mêler de cette affaire et s’attirer des ennuis.
— J’ai pas l’intention de raquer de ma poche pour qu’elle se casse de la ville, déclara le flic qui était allé au guichet.
Joe s’empara du sac de la fille. Elle se débattit frénétiquement pour l’en empêcher et il lui donna un coup sur le menton. Elle s’effondra sur le sol en sanglotant.
Ensemble, les deux flics retournèrent jusqu’au guichet. Joe fouillait dans le sac.
— Eh ! Regarde-moi ça ! (Il avait sorti une liasse de billets et comptait.) Cent trente-deux dollars !
— De quoi se payer un sacré paquet d’héro !
Ils éclatèrent de rire. Puis ils se partagèrent la liasse et fourrèrent les billets dans leurs poches.
Tout à coup, sur l’écran, les deux flics et le guichet se rapprochaient !
— Rendez son argent à cette dame ! dit Heller.
Ils le regardèrent sans expression. Puis leurs traits se durcirent.
— Mon gars, fit Joe en levant sa matraque, je crois que t’as besoin d’une leçon !
Il allait frapper.
La main d’Heller bougea en un éclair.
Et le bras de Joe cassa net, juste au-dessus du coude !
Heller recula avec agilité. L’autre flic dégainait et braquait son arme à deux mains. Il y avait dans ses yeux le plaisir du meurtre. Une réaction de flic ordinaire. Eh bien, Heller, ç’a été un plaisir de te connaître, me dis-je.
Un autre geste éclair d’Heller. L’arme du flic fut projetée dans les airs.
De la main gauche, Heller porta une manchette au cou du flic dont les yeux devinrent vitreux.
Heller, une fois encore, recula et lança son pied droit vers l’estomac de l’autre avant qu’il ne touche le sol. Le flic bascula en arrière et s’écroula contre une poubelle.
Heller tourbillonna sur lui-même et se précipita sur Joe qui tentait de dégainer son arme de la main gauche. D’un coup de pied, il lui écrasa les doigts sur la crosse.
L’autre pied d’Heller décrivit une courbe et atteignit le menton de Joe dans un craquement d’os.
Heller les regarda. Ils étaient effondrés sur le sol, immobiles. Il prit leurs deux armes et les jeta par la porte ouverte. Un revolver alla fracasser une glace de la voiture de police.
La fille s’était avancée et regardait les deux flics inconscients.
— Ça vous apprendra, espèces d’(enbipés) !
Heller prit l’argent dans leurs poches et le remit dans le sac de la fille avant de le lui rendre.
Elle parut d’abord déconcertée, puis elle reprit ses esprits.
— Chéri, je crois qu’on a intérêt à se barrer d’ici à toute allure ! Le chef va être dingue ! Joe, c’est son fils !
Elle tirait Heller par la manche, essayant de l’entraîner vers la porte.
— Allez, viens ! Je sais où on peut trouver une caisse ! Viens vite ! Faut qu’on se tire d’ici !
Heller alla prendre sa valise et la lui donna. Puis il récupéra ses propres bagages et la suivit. Il ne se retourna qu’une fois.
Le Noir était penché sur les deux flics.
— Et dire que j’ venais juste de balayer ! dit-il avec tristesse.
3
Ils se dirigeaient vers le nord de la ville. Les rues étaient sombres et désertes. Heller boitait mais il allait très vite. Bientôt, il devint évident que la fille ne parvenait pas à le suivre. Elle s’arrêta et se laissa tomber sur sa valise.
— C’est mon cœur, souffla-t-elle. J’ai le palpitant en mauvais état… Ça ira dans une minute… Il faut… Ils vont foutre toute la ville en l’air pour… nous trouver.
Heller lui passa un bras sous l’aisselle et la remit debout. Puis il coinça sa valise sous l’une des siennes et se remit en route tout en maintenant la fille.
— Tu es… un chouette gars. Tourne là, à droite… Ça nous conduira jusqu’à l’autoroute fédérale.
Elle le guida jusqu’aux limites de la ville. Il y avait des lumières devant eux. Celles d’une station-service doublée d’un dépôt de voitures d’occasion. Les panneaux annonçaient Octopus Gasoline et le logo représentait une immense pieuvre dont les tentacules dégoulinaient d’essence. L’endroit était entouré de fanions de plastique multicolores qui claquaient dans le vent. L’attention d’Heller se porta sur le parking où un immense calicot proclamait :
HARVEY LEE « LE CASSEUR » LES OCCASIONS DES VRAIS VIRGINIENS.
ON PEUT SE FAIRE REMBOURSER.
Les lieux étaient plutôt déglingués : à cette heure de la nuit, la station était fermée, la moitié des fanions étaient tordus et un bon tiers des lumières étaient mortes.
Il y avait un homme, debout sur la plate-forme d’un vieux camion. Il regardait en direction de l’incendie. En voyant approcher Heller et la fille, il descendit.
Heller avait fait asseoir Mary « la Piquouse » Schmeck sur sa valise. Elle s’était remise à pleurer. Elle avait le nez qui coulait et elle transpirait. Elle eut un grand bâillement. Un symptôme qui ne trompait pas.
Le type du garage s’approcha. Il était ventru mais grand et devait avoir la trentaine. Les traits veules.
— Mary ? fit-il, apparemment mécontent de la voir. (Il fixa Heller.) Eh, qu’est-ce que tu fabriques, Mary ? Tu les prends au berceau, maintenant ?
— Harvey, il faut que tu me trouves une dose. Même de la coke, Harv’. Je t’en prie !
— Mary, Mary… Tu sais bien qu’y a ce nouveau type des stups que le FBI nous a envoyé pour nettoyer le district. Il dit qu’il continuera jusqu’à ce qu’il touche cinquante pour cent sur tout. Pas un gramme de came en ce moment !
Elle gémit.
Même toi t’en as plus ? Je t’en prie, Harv’ !