Vaincus par le nombre, Heller et Izzy s’écartèrent et les laissèrent faire.
— Tu as pu te réinscrire ? demanda Heller.
— Oh, oui. C’est pour ça que je suis arrivé un peu en retard. Pendant que je travaillais sur votre projet, il m’est venu une nouvelle idée de thèse pour mon doctorat. Et je suis allé voir les responsables de l’université pour la leur soumettre. Elle va s’intituler : Comment utiliser les entreprises pour anéantir l’ordre mondial actuel.
— Et ils t’ont autorisé à te réinscrire et à rédiger cette thèse ?
— Voyez-vous, l’erreur que je commettais, c’était de dévier vers les sciences politiques alors que mon doctorat est un doctorat de gestion d’entreprises. D’ailleurs, ils n’arrêtaient pas de me le répéter. Mais la nouvelle idée que j’ai eue est parfaite. Dans le titre de ma thèse, on ne trouve plus le mot gouvernement. Par contre, j’ai laissé le mot entreprises. Et ordre mondial peut être interprété comme « finance capitaliste ». Donc, à moins que le sort ne me réserve quelque horrible malheur, je devrais décrocher mon doctorat en octobre.
— Mais alors tu as payé tes droits d’inscription.
— Oh, oui. Et je vais vous rembourser les deux cents dollars que vous m’avez avancés.
— Mais comment as-tu fait ?
— Juste après vous avoir quitté, hier, je suis allé à la Bank of America. Je leur ai montré les deux cents dollars, ce qui prouvait que j’avais du travail, et je leur ai emprunté cinq mille dollars sans garanties. Ça m’a permis de rembourser ma bourse d’État et il me reste largement de quoi subvenir à mes besoins. Je ne serai plus obligé de dormir dans le parc – j’ai toujours peur de me faire agresser. Demain et après-demain, j’irai dormir dans un dortoir public – juste le temps de nous trouver des locaux. Une fois que nous aurons nos bureaux, je dormirai sur place –si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
J’étais interloqué. Comment ce petit déchet d’être humain, sale, mal habillé et timide avait-il fait pour entrer dans une banque et emprunter cinq mille dollars sur simple présentation de deux billets de cent dollars ?
— Attends une minute, dit Heller qui, de toute évidence, venait de penser à quelque chose. Ça va prendre très, très longtemps de mettre en place toutes ces sociétés à Hong Kong, Tahiti et je ne sais où. Quel délai t’es-tu fixé ?
— Oh, c’est ma faute, gémit Izzy. Mais c’est parce que mes nerfs ont été mis à rude épreuve, ces derniers temps. Je ne voulais pas vous en parler parce que j’avais peur que vous ne fassiez machine arrière.
— Allez, dis. Combien de temps ? Deux mois ? Un an ?
— Dieu du Ciel ! Non ! Je songeais à mardi prochain ! Je croyais que vous me diriez vendredi, mais il y a le week-end…
— Mardi prochain ! fit Heller, estomaqué. (Puis il se reprit et dit :) Tu vas avoir besoin d’argent pour faire tout ça. Tiens, voilà dix mille dollars pour commencer. Ça sera assez ?
— Oh, Seigneur ! Oui ! En fait, c’est trop. Je vais d’abord les mettre en sécurité dans une consigne à la gare routière. Ensuite, je les déposerai sur notre premier compte en banque. Et après, une fois que tout sera en place, nous verserons vos capitaux sur les différents comptes en banque et nous commencerons à les transférer à droite et à gauche pour les faire travailler. Est-ce trop vous demander de me rencontrer ici sur ces marches mardi prochain à seize heures ?
Brusquement, je compris. Ou du moins, je crus comprendre. Izzy n’était rien d’autre qu’un escroc habile et sournois. Il allait prendre tout l’argent d’Heller, s’arranger pour qu’il ne puisse plus y toucher et le laisser sur la paille. Je renonçai aussitôt à faire échouer le plan d’Izzy Epstein. Il n’avait même pas donné de reçu à Heller !
Izzy récupéra son rouleau sous les applaudissements de la foule. Il y eut même quelques étudiants qui l’aidèrent à porter son « œuvre » lorsqu’il partit.
J’éclatai de rire. C’était probablement la dernière fois qu’Heller le voyait.
7
Tout ça m’avait remonté le moral : j’étais en train de ramasser tout un tas d’alliés potentiels qui pourraient s’avérer fort utiles dans le cas où les plans que j’avais formés pour Heller tomberaient à l’eau. Vantagio, Miss Simmons, Izzy Epstein… Je décidai de tenir une liste. Lorsque Raht et Terb se présenteraient au bureau de New York, je pourrais peut-être considérablement améliorer mes plans.
Heller passa une partie de l’après-midi à localiser les classes. De toute évidence, il essayait toujours de voir comment il allait faire pour suivre deux ou trois cours en même temps. Ensuite il traversa le campus, contourna le bâtiment de l’école de journalisme et s’engagea dans Broadway où il trouva la bibliothèque universitaire.
Toute la journée il n’avait cessé de demander des renseignements à tout le monde et de s’introduire dans les bureaux des professeurs pour leur poser des questions. Il avait noté toutes ces informations au dos de son listing et il avait à présent une liste de livres, de manuels et d’auteurs longue d’un mètre. Il la donna à la jeune vendeuse qui se trouvait derrière le comptoir. C’était une étudiante – une lauréate, sans doute – qui avait été engagée à mi-temps pour venir à bout de la ruée qui se produit immanquablement à chaque rentrée universitaire. Je vis qu’elle était aussi très jolie.
— Tout ça ? s’exclama-t-elle en réajustant ses lunettes à monture d’écaillé. Je n’arrive pas à lire cette écriture. Pourquoi n’apprend-on plus aux gamins à lire et à écrire de nos jours ?
Heller se pencha pour regarder ce qu’elle lui désignait. Par tous les Enfers ! Dans la marge il avait fait des annotations en sténo voltarienne !
Je saisis mon stylo d’une main ferme. J’en avais vu des transgressions du Code au cours de mon existence, mais celle-là dépassait tout ! Peut-être qu’une prostituée ou un tailleur étaient incapables de voir qu’ils avaient affaire à un extraterrestre, mais ici il était entouré d’étudiants et ces gens-là sont intelligents.
— C’est de la sténo, dit Heller. Les titres et les auteurs sont écrits en entier.
Effectivement. Il les avait notés très lisiblement en caractères d’imprimerie.
— C’est quoi ça, ici ? demanda la fille en remontant ses lunettes afin de mieux voir. (Elle désignait Les Fondements de la géométrie d’Euclide.) Nous n’avons pas de livres de cet auteur. C’est son premier roman ?
Heller lui dit qu’il n’en savait rien et lui demanda de l’aider à le trouver. Elle alla chercher ses catalogues et chercha dans la rubrique « Auteurs ». Pas d’Euclide. Puis elle consulta un énorme catalogue où les titres étaient classés par ordre alphabétique. Rien. Heller lui dit alors que l’auteur faisait peut-être partie du titre et elle parcourut à nouveau le catalogue.
— Le voilà ! s’écria-t-elle brusquement. La géométrie euclidienne interprétée et réécrite par le Pr Confusinsky, d’après une adaptation de I.M. Obscurus.
Elle alla en chercher un exemplaire sur un rayon.
— Vous avez écrit « Euclide » alors que c’était « euclidienne », dit-elle à Heller sur un ton de reproche. Vous devriez apprendre l’orthographe.
Ils ne trouvèrent aucun auteur du nom d’Isaac Newton et la fille conclut qu’il s’agissait sans doute d’un révolutionnaire dont les œuvres avaient été interdites par la Police Tactique de New York. Mais Heller insista et ils finirent par trouver un livre intitulé Les lois du mouvement, telles que je les ai réécrites et adaptées d’un texte du Dr Statik, traduit au préalable de l’anglais archaïque newtonien par Elbert Obsolete. L’auteur était un certain Pr M. S. Epell, agrégé de littérature.