— Vous auriez dû me dire que cet ouvrage se trouvait dans la section littérature, s’emporta la vendeuse. Vous ne savez même pas lire un catalogue.
— – Je vous promets que j’apprendrai, dit Heller.
— Bonté divine, on apprend à lire ce genre de catalogue en première année de fac. On dirait qu’on ne s’est pas très bien occupé de votre éducation. A la bibliothèque de l’université, il y a des gens qui sont là exprès pour montrer aux étudiants comment on fait. Allez les voir et dites-leur de vous apprendre. Je suis ici pour vendre des livres, pas pour donner des cours du niveau maternelle !… Bon, continuons… Dieu que cette liste est longue ! A cause de vous, les autres clients attendent !
Cependant, Heller et la fille avancèrent plutôt vite et les piles de livres grimpèrent rapidement. Lorsqu’ils eurent terminé, la jeune fille passa la tête entre deux colonnes de livres et regarda Heller en plissant les yeux. Puis elle remonta ses lunettes pour mieux le voir et dit :
— Vous ne pouvez pas porter tout ça dans vos bras. Et il est hors de question que je les emballe. Allez acheter cinq sacs à dos au grand magasin de la fac. Pendant ce temps, mon assistant vous préparera la facture.
Heller revint bientôt avec cinq sacs à dos, mit les livres dedans et paya. Ensuite il régla les sangles et réussit à attacher tous les sacs sur lui. Des étudiants qui attendaient s’écartèrent d’un air blasé pour lui faire de la place.
— Ça va aller ? demanda la fille. Ça doit peser au moins cent kilos. Les livres, c’est lourd.
— Ça ira à peu près, répondit Heller. Mais il manque quelques-uns des ouvrages qui figurent sur ma liste.
— Ah, ceux-là… Regardez. Prenez, disons, le trente et unième de votre liste, celui qui s’intitule L’histoire mondiale réécrite par des propagandistes compétents à l’usage des enfants et autorisée par l’Association Médicale Américaine. Eh bien, c’est un livre de cours moyen deuxième année. Nous ne vendons pas ce genre de truc. Va falloir que vous alliez chez Bobard et Glutz, la seule librairie scolaire autorisée de la ville. Elle se trouve dans Varick Street. (Et elle lui donna le numéro de la rue.) Bon sang ! Comment avez-vous fait pour entrer en fac sans aucune connaissance générale !
Heller se fraya un chemin à travers la file d’attente. Les étudiants s’écartèrent docilement. Le client suivant s’avança et la fille lui dit :
— Bon Dieu ! On reçoit que des étudiants de première année, ces jours-ci.
— Sur le double de ta facture, c’est écrit qu’il est en dernière année, rétorqua l’autre.
— Ça y est, j’ai compris ! s’exclama la fille (Plein d’espoir, je mpntai rapidement de son.) Il a eu une bourse sportive ! C’est un haltérophile ! Vite, dites-lui de revenir ! J’ai été terriblement impolie. J’ai besoin d’un cavalier pour aller en boîte ce soir. Bon sang ! Qu’est-ce que je peux être bête ! En plus, il était mignon.
Ça, pour être bête, elle était bête ! A cause d’elle, j’avais manqué je ne sais combien d’occasions d’épingler Heller pour violation du Code ! Pis encore : ils n’avaient pas bronché en voyant quelqu’un soulever cent kilos comme si c’était un sac de plumes. Et s’ils avaient regardé par la vitrine, ils auraient vu Heller courir sans effort, clic-clac, clic-clac, en direction du métro. Ma foi dans les facultés d’observation des étudiants venait d’être sérieusement ébranlée. Peut-être qu’ils se droguaient. C’était la seule explication possible. Ils avaient eu sous les yeux un extraterrestre qui n’arrêtait pas de se trahir et ils n’avaient même pas tiqué !
Le métro était direct. Heller descendit du train et émergea dans Varick Street. Quelques instants plus tard, il entrait dans la « seule librairie scolaire autorisée ». Durant le trajet, il avait coché en rouge les livres manquants. Il tendit sa liste annotée en sténo voltarienne à un vieil homme à moitié aveugle et lui dit qu’il voulait juste les livres précédés d’une marque rouge. Le vieillard se précipita vers les stocks.
— Vous en voulez combien ? cria-t-il. Trente de chaque ?
— Un de chaque suffira, dit Heller.
— Oh, vous êtes étudiant… Bon, très bien. Le vieux réapparut dix minutes plus tard avec une grosse pile de livres. Il chancelait sous leur poids. Il repartit et revint bientôt avec une deuxième pile. Heller pointa chaque livre sur sa liste et dit :
— Il en manque un : L’Arithmétique élémentaire.
— Ce n’est plus enseigné. Ç’a été remplacé par les « maths modernes », comme ils disent.
— C’est quoi, les « maths modernes » ?
— J’sais pas. Ça change chaque année. C’est une histoire de nombres positifs et de nombres négatifs, sauf que cette année on a supprimé les nombres. L’année dernière, c’était les intégrales et les sous-ensembles, mais comme ça permettait quand même aux écoliers d’apprendre à compter, ç’a été supprimé.
— Il me faut un livre qui traite des bases de l’arithmétique.
— Pourquoi ?
— Je n’ai aucun problème avec les logarithmes. Je les fais de tête. La seule forme d’arithmétique que j’aie vue jusqu’ici était utilisée par une tribu primitive de Flisten. Elle se servait de bâtonnets de graphite et de tablettes de chaux.
— Sans blague ?
— Oui. C’était au cours d’une expédition pacifique de la Flotte. Les autochtones ne voulaient pas croire que nous avions autant de vaisseaux et c’était très drôle de les regarder bondir dans tous les sens, en train de compter et de multiplier et de mettre leurs calculs par écrit. Mais j’ai vu des tribus encore plus retardées. Dans l’une d’elles, les hommes se servaient de leurs doigts et de leurs orteils pour compter leurs femmes. Ils n’avaient jamais plus de quinze femmes, vu que c’était le nombre de doigts et d’orteils dont ils étaient dotés.
— Ah, vous appartenez à la Flotte ? Moi aussi, j’ai fait partie de la Marine, durant l’avant-dernière guerre. Attendez ici. Je reviens.
Il retourna dans la salle des stocks, farfouilla interminablement dans les rayons et finit pas revenir avec un livre poussiéreux et esquinté. A en juger par son état, il devait se trouver là depuis des éternités. Il était intitulé : Les Fondements de l’arithmétique – addition, multiplication et division – avec un chapitre spécial consacré à l’arithmétique commerciale et aux numéros de music-hall.
Le vieux ouvrit le livre, révélant les pages jaunies.
; – Il a été publié à Philadelphie en 1879, dit-il. Il contient toutes sortes de trucs, comme additionner trente nombres à dix chiffres d’un simple coup d’œil. Les comptables ne se servaient que de ça autrefois. Il y a aussi des tas de numéros de music-hall. Par exemple, un type arrivait sur scène. On écrivait une série de nombres et on mettait le tableau noir à l’envers, et le type trouvait la réponse en trois secondes. Le public était épaté. Le patron m’a dit de jeter ce bouquin, mais j’avais plutôt envie de le donner à un musée. Depuis qu’ils ont voté cette loi qui autorise les écoliers à se servir de calculatrices, plus personne ne s’intéresse au sujet. Mais puisque vous êtes de la marine comme moi, vous pouvez le prendre.
Heller paya et le vieil homme confectionna deux énormes paquets avec les livres. Il y en avait à nouveau pour cent kilos. Je crus qu’Heller allait les soulever et partir avec. Aussi je fus déçu lorsqu’il estima que deux cents kilos, ça faisait un peu trop. J’étais persuadé qu’il aurait pu tout porter avec un peu d’efforts. Il demanda à un employé de lui appeler un taxi. Le vieux alla même chercher un diable et l’aida à charger le véhicule. Heller le remercia.