miniscences africaines que celle de ce descendant d’esclave noir qui s’interroge : « N’ai-je donc pas un aïeul mandingue, congolais, dahoméen ? », une poésie chaude et sensuelle, où éclate l’« amour des femmes élémentaires »
et que scandent des rythmes venus de l’« Afrique des forêts humides ». Mais c’est aussi, dans sa savante simplicité, qui l’apparente souvent à celle d’un Garcia Lorca, une poésie qui sait se maintenir dans la plus pure tradition hispanique. Il faut avoir une maîtrise exceptionnelle de l’espagnol pour en avoir fait une langue capable de restituer les rumeurs et les sortilèges de la lointaine Afrique. Comme dit Le Roi Jones : « Un écrivain noir est un magicien noir. »
Mais si le nom de ce magicien du verbe est aujourd’hui partout respecté, c’est que, bien au-delà du folklore, au-delà de la sensualité (« ton ventre sait plus que ta tête et autant que tes cuisses »), au-delà même de l’humour, qui ne perd jamais ses droits, entre en jeu un sens aigu de la fraternité humaine. Nous avons vu le poète, té-
moin des préjugés raciaux dont étaient victimes les Noirs de l’île, proclamer
très tôt ce que son ami et frère de race Langston Hughes nomme l’amour du Nègre. Nous le voyons maintenant, témoin des criantes injustices que sécrètent les régimes de dictature qui se succèdent à Cuba, s’engager dans la poésie sociale et militante. De poète cubain, Guillén devient avec West Indies Ltd (1934) « poète antillais », et son inspiration ne va cesser de s’élargir et de tendre vers l’universel, dénon-
çant l’exploitation de l’homme par l’homme (« on me tue si je ne travaille, et si je travaille on me tue ») et enta-mant le long procès de l’impérialisme yankee et de « tous ceux qui servent Mr. Babbitt ». La tragédie qui ensan-glante l’Espagne lui inspire en 1937
un poème en « quatre angoisses et une espérance », et le détermine à préciser son engagement politique : il adhère au parti communiste. Après avoir publié dix ans plus tard une anthologie de ses oeuvres, il va dédier à la mémoire du poète haïtien Jacques Roumain, mort en 1944, et à celle du leader cubain Jésus Menéndez, assassiné en 1948 par un officier, deux élégies poignantes qui comptent parmi ses plus belles oeuvres.
Puis avec l’installation de Batista au pouvoir en 1952 commencent pour
Guillén de longues années d’exil, de voyages à travers le monde avec, au coeur, la nostalgie de la patrie perdue (« Cuba, palmiers vendus »...). En 1958, il vient de donner un recueil d’impressions de voyage (la Colombe au vol populaire) lorsqu’il apprend la chute de Batista et le succès de la révolution fidéliste. C’est alors la joie du retour, la stupéfaction émerveillée devant les changements opérés (« et je me vois, et je me palpe et m’interroge : est-ce possible » ?) et l’enthousiasme devant les conquêtes du régime socialiste. Cet enthousiasme, Guillén l’exprime en 1964 dans un nouveau recueil intitulé J’ai (« j’ai, voyons un peu, j’ai ce que je devais avoir »), tableau plein de verve de la réalité cubaine. Mais, malgré sa ferveur joyeuse, il reste lucide : il sait que guettent les monstres de la faim (« un animal tout oeil et tout canines »), de la soif, du policier, de la bombe atomique, etc. Symboliquement, il les encage dans le Grand Zoo, qui paraît en 1967. Faut-il s’étonner si la voix chaleureuse du dompteur trouve aujourd’hui tant d’échos auprès de tous
« les parias inconnus, les humiliés, les délaissés, les oubliés, les va-nu-pieds, les enchaînés et les transis » du monde entier, et surtout auprès de ceux du monde latino-américain.
J.-P. V.
C. Couffon, Nicolás Guillén (Seghers, 1964).
Guilleragues
(Gabriel Joseph
de Lavergne,
comte de)
Diplomate et écrivain français (Bordeaux 1628 - Constantinople 1685).
Appartenant à une famille parle-
mentaire apparentée aux Montesquieu, Guilleragues fait de fortes études classiques, favorisées par les traditions familiales. La Fronde* à Bordeaux lui donne l’occasion d’approcher Condé*
et Conti. Déjà célèbre par son esprit et ses chansons, il remplace Jean-Fran-
çois Sarasin (v. 1615-1654) comme secrétaire de Conti (1654). À ce titre, il protège Molière*, dont il devient l’ami et le collaborateur occasionnel (Ballet downloadModeText.vue.download 18 sur 581
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des Incompatibles, 1655). Dès cette époque, il se lie avec Mme de Sablé (1599-1678) et les familiers de celle-ci, comme l’abbé Bourdelot (1610-1685).
En 1658, il épouse Anne-Marie de Pon-tac et devient en 1660 premier président de la cour des aides de Bordeaux.
En 1669 paraît toute l’oeuvre imprimée de Guilleragues : les fameuses Lettres portugaises et un recueil de madrigaux et d’épigrammes intitulé les Valentins. Malgré le mystère qui a entouré la publication des Lettres portugaises, présentées par un « libraire artificieux » comme les lettres authentiques d’une religieuse portugaise séduite et abandonnée par un officier français, quelques initiés en connaissent le véritable auteur. Parmi eux doit figurer Louis XIV, puisque, dès la fin de l’année 1669, le roi s’attache Guilleragues comme « secrétaire
de la chambre et du cabinet du roi », chargé d’écrire les lettres privées et intimes du souverain.
En 1675, Guilleragues, toujours
pressé par ses besoins financiers, vend sa charge et devient directeur de la Gazette, en collaboration avec Bellinzani.
« Il est chargé, dit Bayle*, d’en surveiller l’exactitude et le style. » Pendant cette période, Guilleragues fréquente tout ce que la France comporte de grands hommes : écrivains, comme Racine* et Boileau*, dont il est l’intime ami : hommes et femmes d’esprit et du monde, tels que La Rochefoucauld*, Mme de Maintenon, la marquise de Sé-
vigné*, Mme de Coulanges (1641-1723) et Mme de La Sablière (1636-1693), dont il fréquente assidûment le salon ; courtisans, comme Colbert* et surtout son fils, le marquis de Seignelay, auquel il est très attaché ; peintres et musiciens, comme Mignard* et Lully*.
En 1677, Guilleragues est désigné comme ambassadeur à Constantinople, où il arrivera à la fin de novembre 1679, en passant par la vallée du Rhône, Tou-lon et Malte. Son prédécesseur, le marquis de Nointel (1635-1685), après des débuts brillants, s’est laissé déposséder des honneurs du sofa, qui distinguaient jusque-là l’ambassadeur de France.
En outre, les affaires financières de l’ambassade et de la communauté des marchands sont dans un état des plus critiques.
Malgré les intérêts communs entre la France et l’Empire ottoman, les bonnes relations sont troublées par la faute des pirates barbaresques, d’Alger et de Tripoli notamment. La canonnade de Chio (1681), dans laquelle des mosquées sont touchées par les boulets de la flotte française attaquant des pirates tripo-litains, déclenche la colère des Turcs et Guilleragues est mis à la prison des Sept Tours. Pourtant, la campagne turque contre l’Empereur en 1683, le remplacement du vizir et les bons rapports de l’ambassadeur avec beaucoup de Turcs influents amènent une amé-
lioration des relations. Le 28 octobre 1684, Guilleragues est enfin reçu par le vizir avec les fameux honneurs du sofa, et, le 26 novembre, le Sultan lui-même lui accorde une audience solennelle
avec les plus grands égards. En même temps, de nouvelles capitulations sont accordées, bien plus favorables que les précédentes, autant pour la protection des chrétiens que pour le commerce français du Levant.
C’est le couronnement de l’ambassade, l’une des plus honorables depuis le temps de Soliman II et de Fran-
çois Ier. Hélas ! rentré à Constantinople, où il a été reçu en triomphe par la colonie française, et au moment même où, dans son bureau, il se prépare à rédiger des dépêches au roi annonçant le succès de sa mission, Guilleragues meurt d’une attaque d’apoplexie. Il laisse sa femme et sa fille dans une demi-mi-sère. La protection de Mme de Maintenon permet pourtant à Mlle de Guilleragues de conclure un mariage d’amour avec le marquis de Villiers d’O et de perpétuer à la cour de France, jusqu’à un âge avancé, le souvenir de l’homme d’esprit qu’avait été son père.