Vers la fin du Ier s., l’Évangile de Jean encadre la mission terrestre de Jésus entre deux rencontres du Maître avec sa mère : deux scènes nettement parallèles où Jésus s’adresse à Marie moins en fils qu’en responsable de l’oeuvre de Dieu (en la nommant « Femme » et en référence à « l’heure » voulue par Dieu). À Cana, Marie semble inviter Jésus à intervenir (II, 3). Face à cette suggestion discrète, Jésus revendique sa liberté souveraine dans l’accomplissement de sa tâche (II, 4 : « Laisse-moi faire »). Ce trait a le même sens que celui de Marc (III, 31-35) : la mission de Jésus commence ; son enfance est finie et, avec elle, la tâche de sa mère.
Pourtant, Marie garde confiance d’être entendue (II, 5), et Jésus accomplit son premier signe. À la croix, où la mission de Jésus s’achève parce que « l’heure »
est venue (XIII, 1 ; XVII, 1), Marie est là de nouveau. Jésus lui présente comme fils le disciple qui représente tous les disciples (XIX, 26-27). Ceux-ci sont désormais ses frères (X, 17). Marie est leur mère, comme elle est celle de Jésus.
Il est remarquable que l’Apocalypse, une autre oeuvre des milieux johan-
niques, présente encore cette double maternité dans la vision de la femme qui est à la fois la mère du Messie (XII, 5-6 et 13) et celle de « ceux qui possè-
dent le témoignage de Jésus » (XII, 17).
Ainsi, le Nouveau Testament fait
place peu à peu à Marie dans sa pré-
sentation du mystère de Jésus. Ce fait est plein de sens. Il manifeste d’abord le rôle unique de Jésus dans l’oeuvre du salut. Il montre aussi que l’Église naissante a progressivement découvert la tâche de Marie. Sans doute est-ce l’expérience de la mission et des services dans les Églises qui a conduit les croyants à percevoir le rôle propre de celle qui s’est vue comme la « servante du Seigneur » (Luc, I, 38).
A. G.
Marie dans la Tradition
depuis le IIe siècle
Amorcées par Luc et Jean, la prise de conscience et la réflexion sur la situation de Marie à l’intérieur du mystère du Christ se développeront au fil des siècles, suivant l’axe de la foi en la maternité messianique de la Vierge.
Le IIe s. (Justin, Irénée) voit naître le thème de la nouvelle Ève, coopératrice de Jésus, le « nouvel Adam », dans l’oeuvre divine du salut. Le « oui » de Marie à l’Annonciation, acte éminent de foi obéissante, amorce la guérison de l’humanité perdue par le « oui »
d’Ève à la tentation, manque de foi et d’obéissance envers Dieu. La mort nous est venue à cause d’Ève, la vie éternelle grâce à Marie. Ce parallèle antithétique sera pris abondamment par la suite.
Dans les controverses des IIIe-IVe s.
avec le dualisme gnostique et mani-chéen, la maternité de Marie garantit la réalité de l’incarnation (Tertullien), la conception virginale signifie la filiation du Christ envers Dieu seul (Origène).
Virginité toute consacrée à Dieu et à son Fils et sainteté éminente font de Marie le modèle des ascètes chrétiens des deux sexes (Origène, Ambroise).
Au début du IVe s., à Alexandrie, Marie reçoit le titre de Mère de Dieu
(Theotokos), que ratifiera (431) le concile d’Éphèse, pour affirmer l’unité personnelle du Verbe incarné. Vers la fin du IVe s., encore, Ambroise* pro-posera en exemple aux vierges chré-
tiennes, avec insistance, Marie toujours vierge. Il reprendra pour cela à son compte le récit d’enfantement miraculeux donné, dès la seconde moitié du IIe s., par le Protévangile de Jacques, lequel trouvera par la suite plus d’échos qu’il ne mérite. Augustin*, lui, mettra plutôt l’accent sur l’union spirituelle de Marie, parfaite croyante, avec son Fils. Autre idée importante au IVe s. : Marie personnification et modèle de l’Église dans sa maternité virginale (envers les chrétiens).
En attribuant à Marie le titre de Mère de Dieu, l’Église ne prétend pas faire naître d’elle la divinité du Christ. Elle exprime que le Dieu-Fils a reçu de cette femme son existence humaine. Mais c’est capital si le salut des hommes et la pleine glorification de Dieu s’accomplissent par l’incarnation. D’où le culte enthousiaste de louange et d’invocation qui, après le concile d’Éphèse, se développera dans le monde chrétien à l’égard de Marie.
Bientôt circuleront des récits merveilleux — et partiellement discordants
— sur la dormition (mort non suivie de corruption) de Marie et sur son assomption dans la gloire des ressuscites.
À la suite des Pères de l’Église, la tradition de l’Église byzantine orthodoxe exaltera Marie dans sa doctrine et sa liturgie. La mère virginale du Christ est toute sainte et depuis toujours. Cependant, on refusera l’immaculée conception au sens catholique (voir plus loin), comme dépendant d’une idée purement latine du péché originel. On célèbre l’assomption de Marie comme sa pleine glorification et sa suprême habilitation à intercéder pour nous.
C’est d’Orient que les principales fêtes mariales passeront en Occident à partir du VIIIe s. Cette influence, conjuguée avec le rayonnement doctrinal d’Ambroise et d’Augustin, va développer dans tout le Moyen Âge latin un fort courant de piété mariale.
Dès le XIe s., Eadmer de Canterbury
soutient que Marie a été indemne du péché originel : « pleine de grâce »
(v. Luc, I, 28 dans la Vulgate latine), elle l’est depuis toujours. Saint Bernard et l’école thomiste objecteront longtemps à cette thèse de l’immaculée conception l’universalité de l’oeuvre rédemptrice du Christ, impliquant celle du péché originel. La réponse de Duns* Scot mettra quelques siècles à prévaloir : comme les autres humains, Marie est rachetée par le Christ, mais de façon préventive.
Grâce à la prédication de saint Bernard, le XIIe s. voit un grand essor de la piété mariale : on recourt à l’intercession de la « médiatrice de toute grâce »
(titre venu d’Orient), on lui dédie maintes cathédrales. Mère du Christ, Marie l’est aussi de ses disciples, qu’elle a reçus pour fils au Calvaire.
Dès le XIIIe s., saint Bonaventure*
ébauche l’idée de la corédemption mariale : en offrant sa souffrance unie à celle de son Fils, Marie a pris part au sacrifice rédempteur. On sera désormais très sensible à la compassion de la Vierge au pied de la Croix, puis à la Pietà portant sur ses genoux le cadavre du Crucifié.
La Réforme protestante commence
par combattre le foisonnement de la piété mariale, qui estompe, juge-t-elle, le rôle médiateur unique de Jésus-Christ et souvent dégénère en superstition, voire en idolâtrie. Elle s’en prendra ensuite à la doctrine qui occasionne ces excès et déviations, qui ajoute aussi à la révélation biblique des enchaînements illimités de conclusions discutables, voire des dogmes privés de base scripturaire.
Sourde à ces critiques, la Contre-Ré-
forme poursuit et accentue l’oeuvre des siècles précédents. Alors se constitue en traité théologique distinct ce qu’on appellera au XXe s. la mariologie. On insiste sur les privilèges et les gloires de Marie, avec parfois une tendance à la rapprocher du Christ au maximum, sans toutefois l’égaler à lui. L’école française de spiritualité (XVIIe s. : Bé-
rulle*) intériorise la piété mariale en appelant à partager la vie religieuse de la parfaite croyante, disciple et contemplatrice de Jésus. Plus généra-
lement l’idée de la maternité spirituelle de Marie s’impose au sens d’une aide pour bien adhérer à Jésus et recevoir pleinement de lui, par la foi, le salut. La médiation de la Vierge inclut à la fois sa participation, jadis, au sacrifice du Calvaire (corédemption) et son intercession actuelle dans le ciel pour nous obtenir la grâce. Marie est l’Église en germe : en un sens elle en fait partie (disciple de Jésus et sauvée par lui) ; en un sens elle la précède et la domine par son rôle et sa sainteté, que présuppose la naissance de l’Église.