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La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 16

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Or, Poe n’est pas cet archange international maudit, mais l’un des premiers écrivains authentiquement amé-

ricains. Plus précisément un écrivain sudiste. On retrouve dans son oeuvre les thèmes obsédants du Sud : maladive obsession d’un crime de famille ; lanci-nante conscience qui remonte le temps pour défaire les noeuds du fatal conflit et mourir de sa découverte ; puritain divorce du bien et du mal ; hantise de l’impuissance sexuelle et de l’alcoolisme. Il y a chez Poe ce qui marque la littérature sudiste jusqu’à Faulkner* : le flamboyant souci « de l’agonie et de la rhétorique ».

Poe naît d’une famille d’acteurs ambulants. Le père, alcoolique et tuberculeux, meurt très tôt, léguant l’alcool, qui marque les trois enfants et hante Edgar, qui se donne dans l’Ombre le surnom d’Oinos (le vin). Quelques semaines après sa naissance, sa mère quitte la puritaine Boston pour le Sud. Poe grandit dans la misère et la splendeur des accessoires de théâtre.

Chaque soir, sa mère revêt la pourpre des héroïnes de Shakespeare. Cette mère éternellement réincarnée le han-tera toute sa vie. Poe a trois ans quand elle meurt de tuberculose. C’est son premier cadavre de femme. Le théâtre de Richmond (Virginie), où elle jouait, brûle symboliquement quelques jours plus tard. Le feu et la mort resteront les thèmes favoris de Poe. Abandonné à la charité publique, celui-ci est recueilli par de riches négociants de Richmond, les Allan. Il devient Edgar Allan —

double identité décrite dans William Wilson (1839), symbole d’un divorce intérieur. Cet introverti porte un double en lui, singularité qu’il exploite sur le mode romantique : William Wilson

le débauché porte en lui le double angélique.

L’adoption fait de Poe un sudiste.

Les États-Unis oui alors à peine vingt ans. Ils ne sont plus une colonie, mais ne sont pas encore une nation. Tout y dépend encore des liens avec la Grande-Bretagne. Après Waterloo et la guerre ouverte contre l’Angleterre,

M. Allan, pour relancer ses affaires d’import-export, s’embarque en 1815

pour Londres avec sa femme et Edgar.

Ce dernier y restera quatre ans, dans une pension de Stoke Newington,

décrite romantiquement dans William Wilson. C’est déjà le décor de la « maison Usher », du « vieux et mélancolique château héréditaire ». Quand il rentre à Richmond, en 1820, ce fils de famille joue les esthètes et les dandys.

À l’université de Virginie, comme il le raconte dans l’autobiographique William Wilson, il joue, boit et s’endette. M. Allan se fâche. Poe le quitte en mars 1827. C’est la fugue, transposée au début de Gordon Pym.

Poe a dix-huit ans et n’a rien dans les poches ; il publie alors anonymement une plaquette de vers romantiques, Tamerlane and Other Poems. « Je suis jeune, écrit-il, et je suis irrémédiablement poète. » Selon lui, il aurait alors gagné la Grèce pour y combattre « à la Byron » pour la liberté. Les biographes, dont Baudelaire, ont cru ce mystificateur. En réalité, en 1827, Poe s’engage comme soldat dans l’armée fédérale sous le nom d’Edgar A. Perry.

Il est cantonné en Caroline du Nord, exactement où il situera l’action du Scarabée d’or. Distingué par ses supé-

rieurs, il entre à West Point, dont il est exclu en 1831. L’orphelin chassé se réfugie chez une soeur de son vrai père, Maria Clemm, qu’il appellera toujours

« maman » et dont il épousera en 1836

la fille Virginia. Son second recueil de poèmes, Al Aaraaf, n’a pas eu de succès. Poe vit très pauvrement, dans un garni de Baltimore.

Un journal local offrant un prix de 100 dollars pour une nouvelle, Poe, aux abois, envoie six textes et gagne le prix pour Manuscrit trouvé dans une bouteille (1833). Puis il devient directeur d’une revue de Richmond, The Sou-thern Literary Messenger. « J’ai une belle perspective de succès », écrit-il.

Mais, pris d’une crise d’éthylisme, il déserte en plein succès (1837). Sa vie connaît désormais ce rythme cyclo-thymique. Il dirige successivement le Burton’s Gentleman’s Magazine, puis le Graham’s Magazine à Philadelphie, et le Broadway Journal à New York. Il réussit toujours, mais doit chaque fois

s’en aller à la suite d’une crise d’alcoolisme. Il n’est pas un solitaire, comme le prétend Baudelaire. Rédacteur en chef, journaliste lancé, il fréquente les salons de Richmond, de Philadelphie, de New York. Il affiche, comme le Sud, des idées de droite, contre la dé-

mocratie nordiste (Dialogue avec une momie). Va son art, imité du gothique européen, reflète les goûts de l’aristocratie sudiste. Ce qui n’empêche pas Poe de discuter avec Dickens*, en 1842, d’un projet de copyright international pour protéger la jeune littérature américaine. Il peut paraître surprenant qu’un esthétisme décadent, imité de l’Europe, soit aux origines de la jeune littérature américaine. Cela s’explique par la présence d’une vieille société coloniale au coeur de la nouvelle nation. Pour plaire à son public, Poe doit transposer et « faire Européen » : il transpose un fait divers new-yorkais, l’affaire Mary Rogers, en le Mystère de Marie Rogêt de Paris. Mais ce goût du déguisement, du « gothique » correspond aussi à son tempérament, comme sa préférence pour la nouvelle trahit son sens de journaliste.

Reporter, chroniqueur, journa-

liste, Poe ne sait pas faire de roman.

Après l’échec du roman Gordon Pym (1838), il renonce à Julius Rodman. Il est homme de conte, épris de rapidité :

« Les hommes d’aujourd’hui, écrit-il, ont besoin de choses brèves, courtes, bien digérées, en un mot de journalisme au lieu de dissertations. » La plupart de ses contes ont d’abord été publiés comme des comptes rendus réels d’expériences scientifiques : Révélation magnétique et le Cas de M. Valdemar. Le 13 avril 1844, le New York Sun apparaît avec d’énormes manchettes :

« Étonnantes nouvelles ! L’Atlantique traversé en trois jours par une machine volante ! » C’est le Canard au ballon, une farce de Poe. Fasciné comme tous ses contemporains par les phénomènes électriques et magnétiques, par les sciences à la limite de la physique et du spiritisme, Poe traite de la phrénologie, des tables tournantes, de la cryptogra-phie, de la médecine, de l’astrologie et rassemble dans le Mille Deuxième Conte de Schéhérazade toutes les merveilles du monde moderne. Il aime étonner, truffer ses textes de citations

savantes, de mots rares. Ce goût de la sensation le pousse même à démonter ses propres effets. En 1845, le poème le Corbeau connaît un succès sans pré-

cédent, et son refrain, « Never-more »

(jamais plus), inspire déjà acteurs et peintres. Mais Poe démontre dans la Genèse d’un poème que le Corbeau ré-

sulte non pas d’une inspiration géniale, mais d’une construction consciente à partir de certains effets de voyelles.

« Pour moi, écrit-il, la première des considérations est celle d’un effet à produire. » La forme devient l’essentiel, art poétique qui séduira Mallarmé, puis Valéry, parce que définissant l’art comme la conscience de l’adéquation parfaite de la rhétorique et de la volonté. S’avouant « ingénieur litté-

raire », Poe est effectivement un poète rhétoricien dont les vers ont, comme dans le Corbeau et dans Annabel Lee, la perfection d’une belle mécanique, d’une boîte à musique assez artificielle.