Chez lui, le journaliste se double d’un enquêteur. Dans le Mystère
de Marie Rogêt ou dans le Joueur
d’échecs de Maelzel, Poe élucide des
« affaires » célèbres. Cela le conduit à devenir l’inventeur du roman policier*
dans ce qu’il appelle des « contes de ratiocination » : la Lettre volée, Double Assassinat dans la rue Morgue ou le Scarabée d’or. Dans ces contes, selon un procédé repris plus tard par Conan Doyle et Agatha Christie, l’auteur commence à accumuler les énigmes.
Ni le public, ni le lecteur ne comprennent plus. Mais Dupin, détective privé, démontre que l’invraisemblance même du crime de la rue Morgue dicte la seule solution possible : le crime n’est pas l’oeuvre d’un homme. Le détective n’a plus alors qu’à encaisser les bénéfices.
Pionnier de la science-fiction et du roman policier, Poe trouve à ces exercices de brio intellectuel un plaisir qui le rassure. Cette maîtrise dans le crime, on la retrouve dans la Bar-rique d’Amontillado et dans Hop-Frog, où l’auteur trouve dans la virtuosité l’oubli de sa propre névrose. Mais Poe est aux abois. Ses soucis financiers, ses fugues, son alcoolisme expriment une névrose qui inspire des contes de terreur. Publiées d’abord en feuille-
tons, puis en volumes dans Tales of the Grotesque and Arabesque (1840) et dans The Prose Romances of Edgar Poe (1843), ses meilleures nouvelles sont inspirées des romans gothiques anglais. Le conte de terreur est au coeur du romantisme anglais. Le héros est isolé dans une atmosphère angoissante (la Chute de la maison Usher ou le Puits et le pendule), qui crée un envoûtement, un suspens. Mais, au contraire des romanciers gothiques, Poe ne cherche pas à faire croire à la réalité de ce monde, qu’il présente comme « psychologique ». Baudelaire eut tort de parler d’« histoires extraordinaires ». Il n’y a pas de fantôme chez Poe. C’est un simple détail, l’éclat d’un sourire, l’oeil d’un vieillard, une tache blanche sur un chat noir, qui prend peu à peu, pour l’esprit malade du héros, une signification anormale. Le héros charge l’objet d’une signification terrifiante et se perd lui-même (le Chat noir, le Coeur révélateur). Le conte de Poe est le contraire du conte de terreur classique : au lieu de jeter un individu normal dans un monde inquiétant, l’auteur jette un individu inquiétant dans un monde normal. C’est la névrose qui déclenche l’horreur : absorbé par les dents de sa femme, AEgus descendra dans la tombe arracher au cadavre ses trente-deux dents (Bérénice).
Contre sa peur névrotique, Poe s’est construit un esthétisme de dandy (la Philosophie de l’ameublement, le Domaine d’Arnheim), où il se barricade, comme le prince de la Mort rouge, downloadModeText.vue.download 12 sur 651
La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 16
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« contre les frénésies du dedans ». En vain : à minuit, la Mort rouge, comme l’« eau lourde » de la Fée, fait son office. Et toujours le château esthétique s’écroule sur l’exquis Usher, dont la morbide acuité des sens fait un ancêtre de Des Esseintes. Ce parfait décadent inspire les symbolistes, parce que son mal est à la fois sa perte et son génie.
Comme dans la tragédie antique, le
« génie » d’Usher est d’accomplir le destin de son « genos » — de sa « maison ». Sa peur est de la même nature
que celle d’OEdipe ou d’Oreste et préfigure le destin oedipien des héros d’O’Neill et de Faulkner. Car la peur, si elle est mortelle tension, est aussi révélation, qui doit quelque chose à l’opium et à l’alcool. Usher, comme les époux de Ligéia et de Bérénice, pratique l’hallucination rimbaldienne, qui suscite parfois des visions grotesques dignes de Bosch (le Roi Peste, l’Ange du bizarre). Pourtant, il faut se garder ici des interprétations modernes. Poe partage avec son époque l’idée que tout ce qui n’est pas clair est inquiétant et suspect. À l’obscurité psychologique, il ajoute la noirceur morale. La névrose est pour lui une « perversité » (le Démon de la perversité) qui condamne à mort.
La mort est ce qui fascine et terrifie le plus Poe : parce que ce n’est pas un état stable. Il y a la vie dans la mort des Enterrés vivants et la mort dans la vie des cadavres en catalepsie (le Cas de M. Valdemar). Poe est nécrophile par peur du néant. Dans Perte d’haleine ou dans l’Homme qui était usé, il évoque le lent dépècement du corps expulsé bout par bout vers une damnation où l’attend l’Enfer ou la Femme. Car la Mort et l’Amour, Thanatos et Éros, sont indissolublement liés chez lui, qui écrit : « Je ne pouvais aimer que là où la mort mêlait son souffle à celui de la beauté », ou encore : « Le plus beau sujet du monde est la mort d’une jeune femme. » Les psychanalystes, en particulier Marie Bonaparte, ont glosé facilement sur la nécrophilie de ce grand chaste oedipien, qui préféra les « divans profonds comme des tombeaux ». De Morella à Ligéia, toutes ses héroïnes se ressemblent. Toutes ressemblent à sa mère, et la mort ou, comme il dit, l’« esprit de métamorphose » transforme les unes en les autres (Ligéia, Morella). La femme même de Poe, sa cousine Virginia Clemm, épousée à quatorze ans, donne l’exemple en mourant à vingt-quatre ans. « Que les vers rampent doucement autour d’elle », chante le poète.
Voyeur, nécrophile, sadique, Poe attend de la mort une transfiguration spirituelle de type platonique (Dialogue d’Eiros et Charmion). Dans le Portrait oval, un artiste tue sa femme d’épuisement, à force de la peindre pour qu’elle devienne « telle qu’en elle-même enfin
l’éternité la change ». L’art de la mort émonde la vie pour susciter l’immor-telle beauté, car la mort n’est qu’une étape du voyage de Poe. Inspiré par Swedenborg, le transcendantalisme, la vogue du spiritisme, Poe écrit Révélation magnétique, puis, à la fin de sa vie, Eureka (1848), poème cosmogonique, à propos duquel il écrit : « J’ai résolu le secret de l’univers. » Mais déjà, fasciné comme Gordon Pym par le blanc mystique, il s’embarque en septembre 1849 pour l’une de ses errances alcooliques. Retrouvé inanimé dans la rue, il meurt le 7 octobre 1849 à l’hôpital de Baltimore.
Le meilleur de Poe n’est ni dans les rêveries métaphysiques, ni dans les théories poétiques chères à Valéry, ni dans les romans. Poe préfigure la science-fiction et le roman policier.
Mais il excelle surtout dans la spéléologie de l’esprit, dans l’art de la nouvelle introspective, dans le génie de communiquer l’angoisse. Les Concourt n’avaient pas tort de faire de lui le pré-
curseur de la littérature du XXe s. tant pour ses thèmes que pour sa forme serrée.
J. C.
H. Allen, Israfel (New York, 1926 ; nouv.
éd., 1949). / M. Bonaparte, Edgar Poe (Denoël, 1933 ; 2 vol.). / A. Quinn, Edgar Allan Poe, a Critical Biography (New York, 1941 ; nouv. éd., 1970). / J. Cabau, Edgar Poe par lui-même (Éd.
du Seuil, « coll. Microcosme », 1960). / C. Richard (sous la dir. de), Configuration critique d’Edgar Poe (Lettres modernes, 1969).
poème
symphonique
Composition musicale généralement écrite pour orchestre et qui est inspirée par un texte poétique, une peinture ou un événement historique.
Le poème symphonique n’a pas de
structure précise et se crée à lui-même sa forme d’après son sujet. Souvent il se joue d’un seul tenant. En principe, la connaissance des sources d’inspiration du musicien est nécessaire pour appré-
cier l’oeuvre, qui porte, dans la plupart des cas, en exergue de la partition soit le texte du poème, soit un commentaire du musicien lui-même. Généralement,
un thème caractérise le décor, un personnage ou une idée. Le poème symphonique ne se limite pas à la description et s’efforce d’évoquer les divers moments d’une action. Il s’est épanoui durant la seconde moitié du XIXe s., et les romantiques ont excellé dans ce genre musical, qui a vécu alors son âge d’or jusqu’au début du XXe s.