Cependant, le poéticien n’oublie
pas que les valeurs esthétiques sont parties intégrantes de l’édifice social.
Les linguistes de l’école de Prague, par exemple, savent que toute langue litté-
raire a tendance à devenir la propriété et le signe de la classe dominante. Mais le point de vue demeure généralement individualiste et romantique, ainsi qu’en témoigne cette étude de Roman
Jakobson, datée de 1933 : « L’oeuvre poétique, dans l’ensemble des oeuvres sociales, ne prédomine pas, ne l’emporte pas sur les autres valeurs, mais n’en est pas moins l’organisateur fondamental de l’idéologie, constamment orienté vers son but. C’est la poésie qui nous protège contre l’automatisation, contre la rouille qui menace notre formule de l’amour et de la haine, de la révolte et de la réconciliation, de la foi et de la négation. » Et Roman Jakobson donne cet exemple : même si les lecteurs du poète tchèque d’avant-garde Nezval sont peu nombreux, dans la mesure où ils ont aimé et retenu ses vers, « ils vont plaisanter avec un ami, injurier un adversaire, exprimer leur émotion, déclarer et vivre leur amour, parler politique, d’une manière un peu différente ». Il importait, en effet, de montrer à l’époque que les analyses structurales ne conduisaient pas né-
cessairement à une apologie de l’art pour l’art, mais que leur objet propre était une étude scientifique des formes littéraires.
La poétique
contemporaine
La définition de la fonction poétique permettait d’ailleurs une extension quasi infinie du champ d’études ouvert au poéticien : « La poétique, dit Roman Jakobson, au sens large du mot s’occupe de la fonction poétique non seulement en poésie, où cette fonction a le pas sur les autres fonctions du langage, mais aussi en dehors de la poésie, où l’une ou l’autre fonction prime la fonction poétique. » En somme, toute
« performance » verbale, qu’elle paraisse normale ou pathologique, tout discours, quelle que soit sa forme, concerne la poétique. Tel est le sens du préambule que l’on peut lire dans le premier numéro de la revue Poétique (1970). Une poétique moderne se pro-posera comme objet « toute espèce de jeu sur le langage et l’écriture, toute rhétorique en acte, toute oblitération de la transparence verbale, que ce soit dans le folklore, dans les communications de masse, dans le discours du rêve ou de la folie, dans les plus humbles productions de texte ou les plus fortuites rencontres de mots ».
Pour réaliser ce projet ambitieux, il faudrait que la poétique dépende d’une théorie forte qui reste à fonder. En fait, les épigones du formalisme russe (chercheurs de l’école de Tartou ou de celle de Moscou et, en France, Tzvetan Todorov, Gérard Genette, Henri Meschonnic, etc.) ont souvent des pratiques difficilement compatibles.
Le projet des uns est d’accéder à un niveau de généralité suffisamment abstrait pour formuler les règles logiques nécessaires à l’engendrement des
textes. La poétique, à leurs yeux, vise moins les oeuvres réelles que les oeuvres virtuelles, moins les textes particuliers que les systèmes logiques, qu’ils pré-
supposent. Examiner le récit proustien, par exemple, ce sera le confronter « au système général des possibles narratifs » (G. Genette, 1972). Il en va de même pour le linguiste et folkloriste soviétique G. L. Permiakov, qui, dans son étude des proverbes, conforte la thèse de C. Lévi-Strauss sur l’épuisement par la conscience mythologique de toutes les possibilités logiquement imaginables.
Pour d’autres, plus sensibles à la place laite au sujet et à l’histoire dans la linguistique contemporaine, la poé-
tique doit renoncer à construire des modèles théoriques que l’on peut toujours suspecter de nourrir l’illusion idéaliste. Ne faudrait-il pas rappeler d’abord la nécessité d’étudier la production littéraire comme une série historique parmi d’autres ? L’un des objets de la poétique ne devrait-il pas être de dégager les lois structurales qui régissent chaque série et l’ensemble qu’elles constituent ? Il n’y a pas de texte innocent tant il est vrai que l’histoire nous sollicite de tous côtés.
Comme le remarque H. Meschonnic,
« tout contact avec un texte est un rapport entre un objet et un sujet, à l’inté-
rieur d’une histoire, d’une idéologie, dont on sait qu’elle pénètre même toute science du langage ».
Les thèses avancées entre les
deux guerres mettaient en valeur une conception instrumentale du langage ; dès lors, le texte littéraire relevait d’une théorie de l’ornement (v. rhé-
torique). Le poéticien a tendance, de
nos jours, à renverser la hiérarchie.
À ses yeux, la littérarité est liée au fonctionnement ordinaire du langage ; mieux, l’exercice de la fonction poé-
tique nous éclaire sur notre insertion, individuelle et collective, dans l’histoire. Le langage poétique assumé par la société, écrit H. Meschonnic, « est un indice d’avant-garde des transformations culturelles liées aux transformations des rapports de force et de production ». C’était déjà, sous une autre forme, le point de vue de Rimbaud : l’écrivain est un agent de progrès. Le lecteur de son côté, sort du rôle passif où on le confinait. Il contribue à la création « dans une infime mesure (infime, mais décisive) » [G. Genette].
Le centre de gravité du texte se dé-
place du signifié vers le signifiant. La poétique contemporaine inaugure un type d’étude textuelle où le signifiant domine : index de l’histoire et index du sujet. En tant que rythme surtout, il organise le signifié et soutient la communication transnarcissique. Citons S. Freud : « [le véritable artiste] sait d’abord donner à ses rêves éveillés une forme telle qu’ils perdent tout caractère personnel susceptible de rebuter les étrangers, et deviennent ainsi une source de jouissance pour les autres ».
Ainsi, l’acception de la littérarité est étroitement liée aux avatars de la notion de texte. En quelques décennies, l’objet de la poétique a changé ; ce n’est plus une langue, somme toute marginale, dite « poésie », qui est visée, mais le fonctionnement même du langage en situation, sa dynamique propre. Ici, les points de vue divergent.
Ou bien le poéticien formulera abstraitement les processus d’engendrement textuel et les mettra en rapport avec une typologie des discours, ou bien, inversement, en introduisant le sujet et en postulant le rôle transformateur de l’écriture sur l’idéologie, il analysera concrètement une relation de lecture et fera apparaître que le texte, lieu de contradictions insolubles, est, par nature, une structure ouverte.
J.-C. C.
F Jakobson (R.) / Linguistique / Rhétorique /
Sémiotique / Structuralisme.
R. Jakobson, Essais de linguistique géné-
rale (trad. de l’angl., Éd. de Minuit, 1963-1973 ; 2 vol.) ; Questions de poétique (Éd. du Seuil, 1973). / T. Todorov (sous la dir. de), Théorie de la littérature (Éd. du Seuil, 1965). / G. Genette, Figures (Éd. du Seuil, 1966-1972 ; 3 vol.). /
H. Meschonnic, Pour la poétique (Gallimard, 1970-1973 ; 3 vol.) / T. Todorov, Poétique de la prose (Éd. du Seuil, 1971). / D. Delas et J. Filliolet, Linguistique et poétique (Larousse, 1973). / R. Datheil, Poétique (Nizet, 1975).
On peut également consulter la revue Poétique (Éd. du Seuil, 1970 et suiv.).
poétique et
poésie
De tout temps, la poésie fut réduite à l’application stricte d’une poétique, successivement définie par les diffé-
rents « arts poétiques » qui jalonnèrent l’histoire de la poésie. En France, à partir de la seconde moitié du XIXe s., la poésie prend un virage : la poétique est délaissée au profit du poétique. Un des derniers « arts poétiques » en date, celui de Verlaine*, se présente comme une parodie badine quand, paradoxalement il conseille, pour fabriquer un poème, « de la musique avant toute chose ».