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qui se modifient mutuellement, se soutiennent, s’élaborent dans une métamorphose permanente.

Se changer, mais aussi changer les autres, en l’occurrence le lecteur. Le lecteur indispensable doit s’introduire dans le cycle poétique : « Poète et lecteur sont deux moments d’une même réalité s’alternant sur un mode qu’il n’est pas inexact d’appeler cyclique.

Leur rotation engendre l’étincelle, la poésie » (O. Paz). Sans le lecteur, la poésie reste lettre morte. Le lecteur lui donne vie et devient en même temps poète si tant est qu’il veuille bien lire le poème avec l’attention qu’il mérite, s’appropriant l’écrit en l’éprouvant, en l’approuvant exhaustivement.

La poésie, si proche du poétique, de ce qui est création, peut, à la limite, être délaissée provisoirement. Le poème n’est plus nécessaire quand la vie — la succession des instants — est envisagée comme une création permanente. Les surréalistes, à leurs débuts, ont annulé le poème pour se consacrer exclusivement à l’art de vivre. La litté-

rature ne pouvait être qu’un succédané de la vie. Jacques Vaché, qui eut sur André Breton* une influence fondamentale, n’a rien écrit, sinon quelques lettres. Mais il a été au plus haut point un homme qui « devient tout à la fois celui qui façonne poétiquement sa vie propre et celui qui la contemple comme une oeuvre d’art » (G. Lukács).

Mais le poétique, si fugitif, encore incréé durablement, est invivable, et ceux qui lui ont accordé plus d’importance qu’à la poésie n’ont pas trouvé d’autre solution que le suicide (J. Vaché, R. Crevel), la folie (Nerval, Hölderlin) ou le silence (Rimbaud).

Même si elle n’est que de la littérature, la poésie est un moyen privilégié pour maintenir le chancelant poétique, pour le conquérir par la force des mots à défaut de pouvoir l’exprimer par le plaisir de vivre. Elle permet de fixer l’instantané poétique au risque de le détruire dans cet arrêt ou de le manquer à cause de la faiblesse des moyens d’expression.

C’est pourquoi le poète en quête de poétique cherche toujours à s’appro-

prier de nouvelles techniques. Rimbaud veut « inventer [...] de nouvelles langues ». Lautréamont est à la recherche d’une « poétique future ». Ce qui ne veut pas dire que la poétique recouvre le poétique en vue de l’exprimer. Mais l’un et l’autre se retrouvent dans le poème comme s’ils n’avaient jamais été séparés. L’art et la vie deviennent une seule et même chose de manière à obtenir « l’art par et pour la vie, la vie pour et par l’art » (Reverdy).

C’est ainsi que le langage devient une arme. Le poète s’efforce de trouver un « langage qui coupe la respiration, qui racle, raille, tranche. Une armée de sabres. Un langage de lames exactes

[...] poignards infatigables, éclatants, méthodiques » (O. Paz). Il en fait un

« scalpel de l’analyse » (Lautréamont) pour disséquer le monde, le donner à voir, en annoncer un autre.

Pour acquérir un pareil langage, il reconsidère en premier lieu les mots. Il ne peut promouvoir un monde nouveau avec des mots usés qui ont perdu toute downloadModeText.vue.download 16 sur 651

La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 16

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signification. Le sens premier de ces mots doit être retrouvé pour produire ce que Reverdy appelle un « effet effervescent », provoquant sur le lecteur un choc. Pour ce faire, le poète doit suivre le conseil de Raymond Roussel :

« Toujours les [mots] prendre dans un sens autre que celui qui se présentait d’abord » ; oublier le sens commun déformé par l’usage pour retrouver celui qui s’écarte le moins possible de ce qu’il nomme.

En attendant cette réformation des mots, qu’il ne peut conquérir d’emblée, le poète éprouve un manque devant ce qui est à dire, et le résultat de ses investigations verbales pour poétiser le monde — non pas pour le rendre plus beau, mais pour le créer véritablement

— se trouve toujours en deçà de ce qui est, en fin de compte « indisable »

(Flaubert) : « Tout ce que j’écris n’est pas créé, ne participe pas de la création, à la face d’un pis-aller : c’est fait

de bric et de broc, mais nécessité et toujours à défaut d’autre chose [...] »

(A. Artaud). Le poème, effectivement, doit être inévitable. Or, le plus souvent, le savoir-faire se fait sentir, et l’effort visible annule sa portée poé-

tique. Le poème devient exercice de style, application d’une poétique ; le poète éprouve le sentiment du déjà fait, du déjà dit et désespère de ne pouvoir parler ce qui est à dire. Il conviendrait qu’il travaillât, en premier lieu, à l’oubli de tout ce qu’il put attendre pour se contenter de savoir sans passer par le paravent — tamis de la culture qui véhicule les idées et les mots tout faits.

Il lui faudrait se refaire un dictionnaire, car les mots qu’il utilise sont mutilés : il ne fait que les mutiler davantage. Il lui faudrait à chaque fois inventer leur signification, au moins présenter le mot à la manière de Kafka* : « Allons donc, le mot, je ne le vois pas du tout, je l’invente. »

Mais l’invention du mot n’est pas toujours possible. Le matériel linguistique, contrairement à celui de la musique ou de la peinture, n’est guère variable, et c’est pourquoi le poète, comme Reverdy, se trouve démuni :

« Il me manque les mots que les autres ont pris. » Il n’est pas toujours vrai qu’« à chaque emploi du mot le mot se renouvelle » (R. Jakobson). Et même si les mots pain et vin n’avaient jamais été dits, ils seraient encore loin d’être le pain et le vin. Il est bien vrai, comme le dit Georges Ribemont-Dessaignes, qu’« on ne mange pas le mot pain, qu’on ne boit pas le mot vin ». Il relève d’un code finalement fictif et dérisoire.

Le mot ne devient ce qu’il nomme

qu’au prix d’un pari incroyable que le poète s’efforce de tenir à tout instant :

« Confondons, confondons sans vergogne la Seine et le livre qu’elle doit devenir » (F. Ponge).

Le poète né cherche pas à raconter une histoire comme le romancier, à exposer des idées, à présenter des faits.

Aux prises avec le langage décollé de la réalité, il éprouve chacun de ses textes comme un déchet qui n’a plus aucune commune mesure avec l’impulsion première qui l’a porté à écrire ce texte. Son discours défaillant reporte son projet initial dans un livre à venir

qui ne vient toujours pas. Devant son impuissance à rendre le trop-plein du vécu, le poète préfère parfois se taire, comme Rimbaud, ou continue d’écrire dans un « entretien infini ». M. Blan-chot, se vouant à la négativité de l’écriture, avoue : « Je ne peux pas cesser de ne pas écrire. » L’échec est le lot du poète : « Ce n’est pas sous cette formelà que je pouvais dire ce que je croyais avoir à dire, ce que j’aurais tant aimé dire ; sous cette forme-là, je ne pouvais dire que ce que je n’avais pas à dire, que j’aurais tant aimé ne jamais dire »

(Reverdy).

Pourtant, le poète n’accepte pas la faiblesse inhérente à son projet : « Il est nécessaire d’agir dès l’instant où l’on ne peut sauter ni demeurer étendu »

(G. Bataille). Après l’anéantissement passager du poète, écrasé par l’étendue du poétique insaisissable, vient la volonté de pourtant poursuivre son dessein, d’être « une parole qui (tente) d’avancer à la vitesse de la pensée »

(H. Michaux), d’être « prompt comme la vie » avec des « mots au service de l’irisation spirituelle qui est dans la lumière du jour » (J. Bousquet). Tout poème veut être action même si son auteur est conscient des limites de cette action. S’il ne peut agir directement, il reste cependant l’indicateur le plus sûr, le repère fondamental pour que le poé-

tique ne se dissipe pas dans le vague de l’informulation. L’engagement premier du poète est, comme le recommande Francis Ponge, de « redonner force et tenue au langage », mais dans le dessein d’obtenir un outil toujours plus efficace pour « travailler » les