mique contre une, la ou les religions.
L’exercice sociologique n’est exercice ni de la croyance ni de l’incroyance, et ni cette croyance ni cette incroyance ne sont de nature à qualifier ou à disqualifier sa recherche, laquelle opère selon sa propre épistémologie, sa propre mé-
thodologie et même sa propre déontologie. Ouverte à toutes les expériences religieuses comme objet éventuel de sa démarche, l’approche sociologique n’est liée à aucune de ces expériences qui prétendrait être son siège ou même simplement son ambiance.
2. Elle se différencie ensuite des sciences de la religion, qui sont ou qui ont été les sciences théologiques. Car la théologie* est aussi, à sa manière,
une certaine science du phénomène religieux : celle de son auto-interprétation visant à une intelligence de la foi, c’est-à-dire à une conception ou même à une conceptualisation de l’inconcevable, à une communication de l’in-communicable, à une rationalisation de l’irrationnel ou du transrationnel.
Mais cette interprétation théologique s’accomplit à l’intérieur d’un univers mental homogène où intelligence et foi s’échangent en un langage qui convient à l’une comme à l’autre et où, par conséquent, ces raisons dites
« de convenance » demeurent satellisées dans un même système de gravitation. La sociologie, au contraire, fait sortir d’un système de gravitation pour entrer dans un autre. Si la théologie est la « justification intellectuelle de cette croyance préexistante » (Bergson) selon laquelle le dieu ou les dieux ont fait ou font les hommes, la sociologie est le plaidoyer critique de l’hypothèse inverse selon laquelle les hommes en société ont fait ou font, au moins d’une certaine manière, les dieux de leurs apothéoses ou de leurs panthéons.
De ce fait, la contradiction a pu paraître flagrante. Elle a été revendiquée en termes agressifs par les cé-
lèbres axiomes du jeune Marx : « C’est l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. » Et, inversement, elle aura été dénoncée comme une malversation méthodologique un peu dans les mêmes termes quand, en d’autres temps, une théologie fixiste du Dieu créateur dénoncera l’hypothèse d’une évolution conçue —
de Darwin à Bergson — comme une
évolution « créatrice ».
Aujourd’hui, cet antagonisme est
largement dépassé, et Gabriel Le
Bras (1891-1970), pionnier, dès les années 30, d’un renouveau de la sociologie religieuse en France, y compris dans les milieux ecclésiastiques, nous a laissé son remarquable aphorisme :
« Les conditions de vie sont en partie données par la nature, mais elles dé-
pendent plus largement de la société qui conquiert son habitat, modèle les hommes, établit les relations, crée son économie et dans une certaine mesure ses dieux. » Aujourd’hui, la ligne de démarcation entre théologie et sociologie passe quelque part dans le no
man’s land de ce « dans une certaine mesure » selon laquelle une société a créé ou crée ses dieux.
3. L’approche sociologique se dif-férencie enfin d’autres approches pratiquées par d’autres sciences non théologiques, dites également sciences humaines des religions : anthropologie, ethnologie, psychologie clinique ou expérimentale, histoire, géographie, phénoménologie, philosophie...
Avec elles, la sociologie entretient des relations de voisinage tantôt hospitalier et tantôt sourcilleux, parfois des relations de compénétration (psychologie sociale, sociologie historique...).
Elle s’en distingue cependant soit par sa tradition scientifique spécifique (Saint-Simon*, Auguste Comte*,
Herbert Spencer*, Marx*, Engels*, Max Weber*, Ernst Troeltsch [1865-1923], Joachim Wach [1898-1955],
Émile Durkheim*, Marcel Mauss*,
Gabriel Le Bras, etc.), soit par des procédures de recherches qui lui sont propres (enquête empirique, analyse documentaire, monographies, langage mathématique), soit par des formalisations ou des mises en perspective qui représentent son domaine singulier (morphologie, typologie, fonctionnalisme, dynamique culturelle, etc.).
Cette sociologie dite « religieuse » ou
« des religions » est, en outre, partie prenante à l’émergence, aux avancées ou aux vicissitudes soit de la sociologie générale, soit des sociologies particulières : sociologie politique, sociologie de la culture, sociologie du développement, sociologie du loisir ou du travail, du travail rural ou du travail industriel, de l’intégration ou du conflit, de la ville ou du village, des organisations ou des mouvements sociaux.
Dans les dernières décennies, elle s’est découpée internationalement en trois grands ensembles : une sociologie paraconfessionnelle dans des centres ou des conférences animés à partir des grandes confessions chrétiennes (catholicisme, protestantisme, orthodoxie) ; une sociologie para-idéologique dans des instituts des sciences de la religion et de l’athéisme en U. R. S. S.
ainsi que dans plusieurs démocraties populaires ; une sociologie indépendante dont le noyau a été le Groupe
de sociologie des religions et dont la plate-forme internationale s’est trouvée dans le sous-comité de sociologie des religions au sein de l’International Sociological Association (ISA).
Ces trois orientations tendent, maintenant, à se rencontrer, voire à s’unifier malgré les accentuations antagonistes mises par les uns sur le poids des déterminismes sociaux et par les autres sur le jeu des libertés humaines dans l’explication ou/et dans la compréhension du phénomène religieux.
Le minimum méthodologique com-
mun aux diverses approches socio-
logiques est, en effet, de discerner, de dégager, de décrire, de formaliser et même de mesurer une correspondance entre un phénomène religieux et un phénomène social ; le phénomène religieux peut s’avérer aussi bien un phénomène attestataire d’une société donnée et de son ordre établi qu’un phénomène contestataire, se traduisant par l’exode d’une telle société, la grève à l’égard de ses comportements dominants ou même la révolte contre cette domination.
Les divergences apparaissent
lorsqu’il s’agit de connoter cette correspondance en termes de cause et d’effet. Les unes interprètent le phénomène religieux en termes de « superstructure », déterminée en dernière instance par la dynamique des infrastructures démographiques, technologiques, économiques, etc. D’autres assignent au contraire au phénomène religieux un premier rôle mobilisateur et polarisa-teur sans lequel l’heure de la prétendue dernière instance n’aurait jamais sonné. D’autres, enfin, s’en tiennent à la complexité d’une interaction dialectique où les deux phénomènes en correspondance sont connûtes chacun et simultanément en termes de cause et d’effet à l’intérieur d’un tout social structuré : des hommes font des dieux qui font les hommes qui font des dieux qui font les hommes. Le phénomène religieux exprime ainsi une création en circumincession. C’est probablement Émile Durkheim qui, après Max Weber, a approfondi cette dialectique avec le plus de raffinement. Selon lui, en effet, un phénomène religieux est
lié à un mouvement social à la manière dont, en thermodynamique, la chaleur ou le feu sont liés à des mouvements physiques. Le phénomène religieux relève ainsi d’une thermodynamique sociale. Les mouvements sociaux sont la cause du feu qu’est le phénomène religieux, et c’est ce qui est observé très empiriquement par Durkheim dans les cultes de possession décrits dans son ouvrage les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912). Mais, de même que, sans le feu, les tiges de bois mort ne deviendraient pas un foyer, de même, sans l’incandescence du phéno-mène religieux, les composants d’une société demeureraient ceux d’une so-ciété froide, c’est-à-dire d’une société qui ne serait pas encore une société, downloadModeText.vue.download 635 sur 651