Enfin, et c’est un des aspects les plus curieux dans le cheminement européen de la Renaissance, les formes architecturales les plus pures se trouvent dans des pays plus éloignés de l’Italie —
en grande partie par suite d’alliances matrimoniales. Sans parler de la Russie, où le mariage d’Ivan III à Rome avec l’héritière des Paléologues vaut à des architectes italiens de participer dès 1475 aux grandes constructions, il est vrai composites, du Kremlin de Moscou* — ou de la Hongrie*, dont la Renaissance précoce, depuis le règne de Mathias Corvin (ruines du palais de Visegrád, suspendu au-dessus du Danube), fut tuée par l’invasion turque de 1526 —, la Pologne* offre à Cracovie*
un exemple de qualité exceptionnelle grâce au mariage du roi Sigismond Ier et de Bona Sforza : la rénovation par des Florentins, autour de 1520-1530, du palais royal du Wawel comme la construction de la chapelle funéraire des Jagellons sont sans équivalent à cette époque hors d’Italie et créeront une véritable école polono-italienne.
Le belvédère de Prague*, également construit et décoré par des Italiens, est d’une qualité comparable, mais il est sensiblement plus tardif (à partir de 1536).
L’âge du maniérisme*
À un léger décalage près, le manié-
risme s’inscrit pour l’essentiel dans le deuxième tiers du siècle, entre 1527, sac de Rome par les Impériaux du
connétable de Bourbon — épisode
fortuit qui prend figure de châtiment céleste — et 1563, clôture du concile de Trente, qui s’efforce de rénover
l’Église et l’art sacré.
Il reflète à coup sûr, dans sa géographie comme dans ses manifestations, une crise de l’Europe — divisée par la Réforme et par la volonté d’hégé-
monie de Charles Quint — qui ne peut épargner le monde des arts : l’exode de nombreux artistes, la perte de prestige de la papauté ralentissent la vie artistique romaine. Au contraire, la création d’un grand-duché de Toscane au profit d’une nouvelle dynastie de Médicis favorise la vie de cour à Florence, qui devient sous le règne de Cosme Ier le plus brillant foyer du ma-niérisme. Seule pleinement indépendante, Venise fait figure de refuge, et son prestige est rehaussé par l’audience internationale de Titien, peintre et portraitiste de l’empereur, du roi de France et des cours italiennes. Enfin, c’est aussitôt après l’éclipsé de Rome que Fran-
çois Ier, cherchant un atout de prestige dans sa lutte avec Charles Quint, fait appel à des satellites de Michel-Ange et s’efforce de faire de Fontainebleau une « seconde Rome », un centre de Renaissance capable de rayonner vers les pays du Nord.
Mais le maniérisme, qui atteint
son apogée dans cette période tout en la débordant (le Corrège est déjà par certains côtés un maniériste, et la tendance se prolonge en peinture jusqu’au début du XVIIe s.), ne la recouvre pas tout entière et ne peut se définir simplement. Quelles sont les origines de cette « maniera », caractérisée par l’allongement et la torsion des lignes, la complication de l’arabesque, la couleur vive et froide, l’érotisme raffiné ? Exagération d’épigones virtuoses forçant le ton, faute d’avoir quelque chose à dire après les grands maîtres ? Manifestation d’angoisse devant la crise des valeurs chrétiennes et l’effondrement du rêve idyllique des humanistes ?
Retour à un art de cour précieux, ré-
surgence du « gothique* international » ? Reflet du double caractère che-valeresque et pastoral des fêtes de la cour de Toscane comme des écrits de l’Arioste* ?... Tout cela peut se conjuguer. Ce qui est manifeste, en tout cas, c’est la variété des formes que prend ce maniérisme : grâce un peu morbide, mais souvent exquise d’un Pontormo*
aussi bien dans ses compositions religieuses que dans ses évocations de la vie campagnarde ; distinction froide d’un Bronzino dans ses portraits ; plus tard, subtilité ingénieuse d’un Vasari et de son équipe dans le décor mythologique et symbolique du studiolo ducal au Palazzo Vecchio de Florence. Mais, à l’autre pôle, apparaissent la frénésie de Michel-Ange dans son Jugement
dernier, la violence de Daniele da Vol-terra, la sensualité lourde de Jules Romain* au palais du Te de Mantoue. Et, de l’emphase au dépouillement, on recherche un hypothétique « maniérisme architectural » dans ce même palais du Te, comme plus tard dans les décors du palais Pitti et des jardins Boboli à Florence, aux terrasses, grottes et fontaines des villas romaines de Pirro Li-gorio (villa Pia, villa d’Este à Tivoli), voire chez les grands architectes vénitiens, Sansovino* et Sammicheli.
Ce maniérisme florentin, importé en France par le Rosso* et le Primatice*, règne d’emblée sur l’école de Fontainebleau*, renouvelant, par l’entremise des gravures qui en reproduisent les compositions, tout le répertoire des arts décoratifs français. Grâce à Dominique Florentin (Domenico Del Barbiere), il transforme la traditionnelle sculpture champenoise et touche aussi un artiste tel que Jean Goujon*, dont les nymphes et les caryatides ont envers lui une dette considérable. Par contre, les romanistes flamands, tel Frans Floris* de Vriendt, seraient plutôt attirés par Rome, par la vision tourbillonnante du Jugement dernier de la Sixtine.
En Espagne, si le maniérisme des
peintres de Tolède et de Valence reste un peu compassé, si celui de Séville, importé par des Flamands, est plus robuste et expressionniste, si Morales*, en Estrémadure, retrouve dans ses Vierges et ses Christs douloureux un sentiment pénétrant, tout gothique, c’est dans la sculpture de bois polychrome et doré, à Valladolid, que se révèle une création originale et forte : le type en est donné par le génie tourmenté d’Alonso Berruguete* (retable de San Benito de Valladolid), avec ses figures de prophètes et d’ascètes dé-
charnés, tordus comme des sarments.
Mais, d’autre part, un large secteur des arts européens, celui de l’architecture, suit un chemin inverse du manié-
risme. En Italie même, c’est vers un style plus grave, plus dépouillé que s’orientent les architectes à mesure qu’on avance vers le milieu du siècle : en témoignent la puissante simplicité de la coupole dessinée par MichelAnge pour Saint-Pierre de Rome et, à Venise, les affirmations robustes de masses et de volumes de Sansovino et de Sammicheli.
Mais il est surtout frappant de voir ailleurs, en France et dans la péninsule Ibérique — avec l’apparition d’une nouvelle génération d’architectes qui font le voyage de Rome (Delorme,
Machuca) et se nourrissent des traductions de Vitruve* —, le passage d’un italianisme fleuri et ornemental à un culte conscient et intellectualisé de la
« Sainte Antiquité ». Désormais, la grammaire des Anciens, leurs canons de proportions, l’emploi correct des ordres, le goût de la symétrie passent au premier rang. C’est en France la gé-
nération des « classiques » : le tandem Lescot*-Goujon au palais du Louvre, Delorme* et Bullant en Île-de-France (Anet, Écouen...) et, en province —
avec plus de préciosité, voire d’emphase —, Hector Sohier à Caen* et Nicolas Bachelier à Toulouse*.
En Espagne, la floraison est paral-lèle, avec les grandes créations de Pedro Machuca à Grenade (palais de Charles-Quint, à l’incomparable cour circulaire), de Rodrigo Gil de Hontañón à Salamanque (collège des Irlandais) et à Alcalá (façade de l’université), de Alonso de Covarrubias à Tolède* (Al-cazar), à la fois novatrices et traditionnelles (tours d’angle, déploiement des motifs héraldiques, etc.). Au Portugal, Joâo de Castilho passe presque sans transition du « manuélin » gothique à la Renaissance très pure d’Évora et de Tomar. On notera la suprématie de l’Espagne quant à l’architecture religieuse, plus timide en France. Grenade et sa région demeurent à l’avant-downloadModeText.vue.download 648 sur 651
La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 16