volté. Schiller a cru, en 1789, à l’avè-
nement de la liberté, et il a vite perdu confiance. L’auteur de Don Carlos a d’abord accueilli avec confiance les nouvelles de Paris, mais, quand on en est venu à la guerre et au gouvernement révolutionnaire, Schiller, révolté encore mais autrement que du temps des Brigands, a maudit les terroristes parisiens pour chercher refuge dans le royaume de l’esprit et de la beauté. Non pour y « cultiver son jardin » ni pour y vivre dans la contemplation de l’éternel, mais pour y définir les conditions d’une liberté véritable, d’une libération intérieure de l’homme, condition de tout État libre, fondé sur un contrat entre des hommes libres, conscients et maîtres d’eux-mêmes. C’est ce
qu’il appellera un État selon la raison (Vernunftstaat), dont le stade dernier serait un État esthétique, car, dans le royaume du beau, « l’idéal d’égalité aura une existence effective ».
C’est pour le progrès des hommes vers l’humanité « éduquée » que
Schiller sort de sa réserve ; loin de la politique, il invite à rêver d’une cité harmonieuse dans la communauté des personnes. En décembre 1794, il lance un appel pour une revue qu’il nomme les Heures (Die Horen) ; l’invitation à y souscrire affirme que la revue, sans se soucier des vicissitudes du moment, interrogera l’histoire pour savoir ce que fut hier et la philosophie sur ce que sera demain. Le sens de son action : donner aux hommes équilibre et lucidité avant de leur demander de se gouverner. Parmi les collaborateurs acquis à la revue, on trouve Herder, Goethe, les deux frères Humboldt, Karl Theodor von Dalberg et une quinzaine d’autres.
Cet appel, au moment où paraissent les lettres Sur l’éducation esthétique de l’homme, est une profession de foi des poètes et des penseurs de Weimar, comme un programme d’éducation
esthétique et morale, en réponse aux proclamations de Paris. Athènes contre les conquérants !
Weimar
Une des conclusions des lettres Sur l’éducation esthétique de l’homme est que ce programme esthétique, moral et humaniste ne peut trouver sa véritable application que « dans un petit nombre de cénacles d’élite où l’homme se propose d’obéir à l’essence de la beauté qui est en lui ». Les lecteurs des Heures — la revue aura plus de 1 500 abonnés — forment ces cé-
nacles, et le plus remarquable est celui de Weimar, capitale des arts et de la pensée, où Schiller vient à la rencontre de Goethe, longtemps réticent, mais gagné en 1794. Exemple insigne des rapports idéaux, tels que les imagine Schiller entre personnes et au sein d’un cénacle cultivés, dans une collectivité limitée et où les rapports personnels sont déterminants, que celui de son amitié avec Goethe. Celle-ci commence par une analyse et un portrait de chacun par l’autre, elle progresse pour s’étendre de la réflexion à la création, de la communication à la confidence, de la lucidité à l’émotion, de la communauté de vues à une foi commune dans le salut par les arts. Leur premier sujet est la création poétique. En allant
vers Goethe, Schiller approche un homme à qui il peut appliquer la définition du génie telle qu’elle est dans la Critique du jugement : « Le génie est la disposition d’esprit innée par laquelle la nature donne sa règle à l’art. »
Goethe offre à Schiller un exemple privilégié de cette disposition innée qui se trouve à elle-même une règle, personnelle et pourtant générale. À fré-
quenter un artiste exemplaire, il pense pouvoir lui faire prendre conscience de ce qu’il doit à lui-même et aussi de ce qu’il devrait aux autres. La correspondance des deux écrivains montre que leurs échanges ont été féconds. Revenu à regret d’Italie, fuyant lui aussi l’événement révolutionnaire qu’il ne comprend guère, Goethe retrouve avec Schiller un partenaire autant qu’un admirateur, cependant qu’il persuade Schiller de revenir au théâtre. Ils entreprennent ensemble une campagne d’éducation esthétique, brocardant les mauvais auteurs dans leurs Xénies (Xenien) et développant dans leurs ballades des allégories des grands idéaux de l’humanité. La poésie classique de Weimar y gagne une grande élévation de ton, une noble simplicité de termes et aussi un constant souci moralisateur : en particulier chez Schiller, dont la rhétorique est éloquente avec des inflexions de prédicateur. Les ballades de Schiller, en mètres réguliers, avec des métaphores à la manière grecque, dessinés comme des statues à l’antique, veulent toujours magnifier un exemple.
Elles réunissent la beauté païenne et une éthique humaniste, ainsi les Grues d’Ibycus (Die Kraniche des Ibykus), l’Anneau de Polycrate (Der Ring des Polykrates). La plus remarquable, la plus chrétienne aussi est le Chant de la cloche (Das Lied von der Glocke), qui a plus de couleur et de vigueur dans les tableaux, avec un sujet non plus antique, mais contemporain. S’il sait décrire et conter, Schiller est surtout l’auteur de poèmes philosophiques : en pentamètres iambiques et parfois en hexamètres, il sait développer les idéaux de la liberté et de la foi, la confiance, la fidélité, le devoir. Poète allégorique sans doute, mais soutenu par la foi et brûlant d’une passion si ardente pour l’idéalité que le jeune Hölderlin*, Souabe comme Schiller, fut son disciple et dédia comme lui ses
vers aux idéaux de l’humanité.
« Wallenstein »
Pour la scène de Weimar, Schiller choisit un grand sujet historique, qu’il a découvert en écrivant l’histoire de la guerre de Trente Ans : Wallenstein, dont il fait une trilogie dramatique, publiée de 1796 à 1799. Elle va être suivie de Marie Stuart en 1799-1800, de la Pucelle d’Orléans (Die Jungfrau von Orleans) en 1801, de la Fiancée de Messine (Die Braut von Messina) en 1803 et, un an avant la mort du poète, de Guillaume Tell (Wilhelm Tell) en 1804.
La trilogie de Wallenstein se donne souvent en une seule soirée, mais qui est très longue, car l’ensemble compte 7 500 vers dont la moitié pour la troisième partie : la Mort de Wallenstein (Wallensteins Tod). Schiller, qui n’était pas parvenu à styliser certains aspects d’un sujet très riche, avait appelé le tout un « poème dramatique », situant ainsi l’épique et le tragique.
Il débute par un tableau très vivant et coloré du Camp de Wallenstein (Das Lager), qui fait comme un prélude : on y voit toutes les armes et toutes les nationalités qui se côtoient dans les armées impériales. L’auteur montre là son goût de l’épopée et des tableaux d’histoire : la vie des camps y est vue de près, les recrues, les sous-officiers ont le langage le plus direct ; il y a un prédicateur véhément et une vivandière qui a peut-être fourni quelques traits à la Mère Courage de Brecht, ce théâtre étant pourtant éloigné de celui de Schiller. Tous ces soldats aiment leur géné-
ral, Wallenstein, qui semble encore au sommet de sa carrière : le dévouement du camp est là pour expliquer la démesure et le destin de son chef.
Dans la seconde partie, les Piccolomini, les dissensions apparaissent.
La cour de Vienne, qui se méfie de Wallenstein, a envoyé un émissaire : celui-ci laisse entendre que le chef aspire à la dictature ; il sait troubler la conscience des envieux et des ambitieux, à ceux qui l’écoutent il dévoile qu’on a la preuve que Wallenstein trahit et traite avec les Suédois, sous
l’aveu de l’empereur. Les généraux se divisent, en particulier les deux Piccolomini : Octavio, le père, est un habile homme qui tend à demeurer du côté du pouvoir ; son fils Max, enthousiaste et brave, ne peut croire ce qu’on veut lui dire ni renier son chef de guerre. Un drame d’amour se poursuit autour de la passion qui unit Max à la fille de Wallenstein, la princesse Thekla. Le géné-
ral en chef paraît peu, mais il emplit la troisième partie de la trilogie : la Mort de Wallenstein, où les scènes les plus belles sont moins d’action que de réflexion. Les péripéties qui détachent les généraux d’un chef aveuglément confiant en son étoile sont nombreuses et prêtent à des chocs de caractère.