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La biographie de Schumann est la

source des pires malentendus, et ceux-ci se sont répercutés sur les interprétations que l’on a données de son oeuvre. On veut y voir surtout un amour romantique exemplaire pour Clara et

un déséquilibre psychique typiquement romantique, où l’on exalte l’instabilité du génie. Ce brillant avers de médaille, où figurent la passion et la divination du fantastique, donne ainsi un revers morose de sentimentalité bourgeoise et de tendance dépressive menant à l’impuissance créatrice. Deux attitudes aussi déplorables l’une que l’autre sont nées de là : celle qui donne un ton de romance à tant d’interprétations de sa musique et celle qui tient pour négligeables ses dernières compositions.

Schumann serait le musicien privilé-

gié des âmes sensibles, qui n’aurait pas survécu à sa jeunesse (voir le cruel portrait de « vieille fille » qu’en a fait Nietzsche). Deux marques essentielles de cette originalité de Schumann échappent à cette représentation figée : Schumann est un des visionnaires les plus extraordinaires de la musique romantique, avec Berlioz et Liszt, et son oeuvre présente l’un de ces très rares cas où l’art révèle quelque chose de ce terrible mystère qu’est la mort dans la vie — l’au-delà de la raison. Toute approche anecdotique ou scolastique le condamne ainsi à une demi-incompréhension.

Schumann, aux yeux de la psychia-

trie et de la psychanalyse modernes, est un cas de psychose maniaco-dépressive caractérisée par une alternance cyclothymique de crises d’exaltation et de dépression. Ce mal, sans doute en partie héréditaire, a été aggravé par une succession de chocs nerveux, de deuils répétés et d’un épuisant combat affectif pour choisir et acquérir son métier et son amour. La « perte de l’objet aimé », cause de cette psychose selon Freud, remonte probablement à son enfance. La mort d’un père favorable à la carrière artistique, lorsque Schumann n’a que seize ans, et la lutte contre une mère tendrement aimée pour décider de cette carrière expliquent aussi la situation dramatique du trio Wieck-Clara-Robert, leurs rapports passionnés et ambigus (pour Robert, Clara est à la fois mère et soeur, et F. A. Wieck à la fois père et rival). Malgré son énergie qui l’a fait surmonter ces obstacles affectifs, gagner Clara et être compositeur, l’homme finit par succomber à la régression infantile — sensible dans une partie de son oeuvre ultime, à la fois

par la simplification du langage, son archaïsme et les prétextes puérils —, se retrancher de la vie par le mutisme, la tentative de suicide dans le Rhin, la démission et la mort dans la folie. Les caractères obsessionnels, hallucinés, dépressifs et la densité affective de sa musique prennent une autre dimension lorsqu’on les voit ainsi. Le fantasme du « double », exactement reflété dans son langage musical, symptôme d’une division psychique du moi (Eusebius et Florestan), est non moins essentiel et appartient aussi à la description clinique de sa psychose. L’expression de la passion dans sa musique est celle d’une recherche insatiable ; celle de l’instable, un terrible combat des forces de la vie contre la mort. La sentimentalité et le déclin du pouvoir créateur appartiennent aux petits chroniqueurs.

Les « défauts »

de Schumann

Schumann ne développe pas. Il réinvente ou redit. L’idée musicale jaillit avec la brièveté d’un cri ou comme du choc d’un regard. Cet instant ne peut durer selon les lois conventionnelles du développement musical. De là la juxtaposition kaléidoscopique de phrases définitives et la « fuite des idées », l’une chassée par l’autre, comme dans l’exaltation de la manie (Florestan).

De là aussi le retour obsessif de ces idées, propre au mélancolique (Eusebius). La forme schumannienne est mosaïque de ces instants. Ou l’oeuvre est brève et d’une concentration rarement atteinte par d’autres (lieder, musique pour piano), ou elle parvient à durer par un agencement admirable de ces fragments, où l’unité est autant psychologique que scientifiquement downloadModeText.vue.download 606 sur 621

La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 17

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démontrable, mais pas par les schémas convenus : c’est le miracle de la fantaisie op. 17, de la quatrième symphonie op. 120 ou du concerto pour piano et orchestre. C’est pourquoi la musique de Schumann ne dure le plus souvent que dans le cycle (cycle de courtes pièces ou retour cyclique des motifs) :

Davidsbündlertänze ou Dichterliebe.

Lorsque le respect filial de Schumann pour les formes admises risque de devenir le plus fort, ou bien celles-ci volent en éclat (sonate op. 11), ou bien la syntaxe peut amoindrir l’expression, comme dans certaines parties des symphonies ou de la musique de chambre.

Les moyens musicaux plus ambi-

tieux que le seul piano ou que le dialogue de la voix et du piano n’ont cessé de tourmenter Schumann. Celui-ci s’y est mesuré tard, et, s’il ne les maî-

trise pas toujours, ce n’est point tant par manque de métier, comme on l’a trop dit, que parce que son génie est essentiellement innig (intime) et que la foule des voix et des instruments, richesse extérieure, écrase parfois la multiplicité de ses voix intérieures.

L’orchestration n’est pas non plus si gauche ; elle requiert seulement du chef d’orchestre une lecture lucide et non littérale — pour que les plans sonores prennent leur place — et des musiciens d’orchestre une grande virtuosité, pourtant non démonstrative : ces difficultés techniques et intellectuelles sont mieux dominées par les pianistes plus familiers de textes aussi complexes.

Les dernières oeuvres de Schu-

mann paraissent d’abord harcelées de mouvements syncopés, de rythmes

obsédants, de redites écrasantes et de gaucheries d’écriture, et même, dans les moments les plus pénibles, elles deviennent pâles et décolorées (Lieder de Marie Stuart, variations Geis-terthema). L’équilibre de la jeunesse entre l’exaltation et la dépression n’y est plus toujours réalisé. On assiste à une sorte de désagrégation de l’être comme dans les dernières peintures de Van Gogh. Parfois, la vie est terrassée par les forces mélancoliques, et la musique en devient terne, conventionnelle, péniblement archaïsante ou simplement naïve et puérile. Ou bien les sursauts d’exaltation s’épuisent en rythmes brisés, en mélodies rompues, dont l’insistance engendre un malaise (dans la première et la deuxième partie de Faust, les Märchenerzählungen). Mais, dans Faust comme dans les Gesänge der Frühe, l’alternance de tels efforts et de plages de sérénité appartenant à un autre monde réconci-

lie en instants exceptionnels dans toute expression artistique ces énergies créatrices autrement démantelées. Curieusement, ce sont les mêmes pédants qui reprochent à Schumann un certain ton bourgeois lorsqu’en effet il n’a plus la force d’être un révolutionnaire romantique et qui ne supportent pas cette musique où se livre un combat affreux contre la tradition et l’ordre étouffants.

Textes et prétextes

Dès l’origine, la dualité a marqué Schumann. Serait-il poète ou musicien ?

Les mots et les sons lui parlaient également. Schumann a beaucoup écrit : poèmes, lettres, essais de roman ou de théâtre et surtout critiques musicales dans sa revue. Et là, s’il a pu se tromper en louant certains médiocres, le seul fait d’avoir reconnu Berlioz, Chopin et Brahms avant tout le monde et de les avoir expliqués comme personne pourrait le rendre inoubliable, même s’il n’avait écrit une note de musique.

L’osmose ou l’extranéité du verbe et du son l’ont hanté. Schumann a lui-même, et pour ses propres oeuvres, hésité entre l’importance d’un texte inspirateur et sa dissolution complète dans la musique créée à partir de lui.

Il a donné des titres, mis en musique des arguments ou des textes, insisté sur leur rôle ou mis en garde contre leur influence, et ses propos demeurent à la base de tout un chapitre de l’esthétique musicale.