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Les élans donnés à son inspiration par Jean Paul, Hoffmann ou H. Heine, les citations de ses propres oeuvres ou de celles des autres (le lied de Beethoven An die ferne Geliebte [À la bien-aimée lointaine] et l’image de Clara dans la fantaisie op. 17) ne comptent pas moins dans sa musique que son histoire intime, mais pas davantage non plus. Schumann a tenté en musique une traduction inouïe jusqu’alors de tout ce qui touche le coeur humain, et, en recherchant les équivalences au plus profond de l’être (en des profondeurs d’abîme, parfois), ses émotions les plus secrètes y rejoignent on ne sait quelles visions hoffmannesques.

Mais ce n’est jamais un pas à pas. Ce qu’il a vu ou éprouvé, ce qu’il a rêvé, même éveillé, il l’indique par ces ré-

férences. Il n’est jamais question de prendre ces notations pour des propos de visite organisée. On a vu ce que cela donnait lorsqu’un musicologue allemand a voulu se servir des correspondances laissées par Schumann sur son exemplaire des Flegeljahre de Jean Paul avec les numéros des Papillons : d’autres remarques, contradictoires, de Schumann à ce sujet rendaient illusoire la pose d’un calque. C’est affaire de vision et non de repérage. Alors, en effet, le Carnaval n’est rien sans les titres, les Davidsbündlertänze sans le programme esthétique révolutionnaire du critique musical, la fantaisie op. 17

sans l’épigraphe d’August Wilhelm von Schlegel, Beethoven et Clara, les Kreisleriana sans la connaissance d’Hoffmann. En définitive, Schumann l’a bien dit, savoir tout cela, « c’est le moyen le plus sûr pour qu’un compositeur puisse se prémunir contre de grossières incompréhensions du caractère de ses oeuvres ». Cela ne veut pas dire qu’il n’ambitionne pas, comme Beethoven, que sa musique « venue du coeur retourne au coeur ». Mais cette communication secrète, ardemment souhaitée par tout romantique, n’est possible que si l’on a vécu, ressenti, éprouvé tant de choses que la vie et l’art apprennent. À

ce dilemme de la nature et de la culture, Schumann n’échappe pas plus que tant d’artistes, mais il en fait l’aspiration à un idéal équilibre.

Pour cela est-il peut-être le plus parfait créateur de lied* qui soit, non le plus universel comme Schubert, non le plus fin comme Hugo Wolf. Il n’a ni le pouvoir naïf de ramener à l’essentiel de Schubert, ni celui de mimer le poème de Wolf. Seul l’inspire le poète qu’il écoute en secret, et c’est un secret que délivre son lied. Son union avec Heine le montre. La poésie de ce dernier, elliptique au point de superposer la douleur et la joie, la compassion de soi-même et l’auto-ironie, la tragédie et le bouffon, la caricature et la miniature sacrée, a trouvé en Schumann une sorte de devin sonore. La lumière de la Dichterliebe est d’une telle pureté et son rayon est si précis qu’il faudrait les décomposer pour retrouver une myriade de sensations contradictoires dans ces lieder si brefs, où tout est à ce point réduit à l’essentiel que cela

paraît tout simple. Le miracle est qu’à l’arrière-plan que donne la voix chantée au poème Schumann invente encore un effet supplémentaire de perspective dans la partie pianistique. Chaque lied est ainsi un objet simple derrière lequel fuient d’innombrables profondeurs.

Le double

Schumann appelait « Heinismus » ce rire en même temps que les larmes : manifestation du double. Il en a fait une représentation concrète de la dualité dans les rapports entre la voix et le piano. Après avoir été pendant dix ans le moyen de tout dire pour Schumann, le piano ne peut simplement accompagner ; il devient le double de la voix. Jamais un autre compositeur de mélodies n’a poussé si loin l’indé-

pendance des parties. Finalement, ce double devient presque — comme

dans les mythes du Double, d’ailleurs

— l’essentiel ; et, s’il n’est rien pris isolément, on pourrait tout imaginer en déchiffrant pour soi seul la partie de piano, le livre des poèmes posé à côté de soi. Ce double est en réalité présent dans l’écriture purement pianistique de Schumann : les voix s’y divisent toujours, soit par deux en cette écriture canonique qui lui est si particulière, soit en polyphonie multiple, peut-être nourrie de Bach, mais dans un but expressif tellement différent, qui rend nécessaire pour l’interprète une véritable orchestration de toute page du piano schumannien. C’est encore Bach qui vient à l’esprit dans l’instrumentation de cette polyphonie, où les voix de l’écriture comptent encore plus que les timbres (ce qui vérifie, chemin faisant, le caractère singulier des oeuvres proprement orchestrales). Le piano est bien moins naturellement traité que chez Chopin ou Liszt, tout autant exploré par une imagination de virtuose propre à le faire sonner dans toute son ampleur, mais sollicité en même temps par tant de pulsations divergentes qu’il faut un capitaine du plus grand sang-froid pour maîtriser ses fortes tempêtes et ses courants secrets.

Musique confiée à un seul interprète qui doit non seulement se dédoubler par fidélité au texte, mais encore la vivre et la distancer en même temps,

pour recréer quelque chose d’un univers fantastique arraché au chaos : distanciation qui exige un ordre et non pas de se mirer, de s’abandonner. Il n’y a nul laisser-aller, nulle vaine réflexion de soi-même dans cette oeuvre, et la rigueur qui y est inscrite et qu’il faut savoir lire doit permettre de ne pas se perdre dans ces tourbillons dangereux.

Aveu

« Je suis sensible à tout ce qui arrive dans le monde : politique, littérature, société ; sur tout cela je fais mes propres réflexions, alors je désire faire part de mes sentiments et leur trouver une expression en musique.

Voilà pourquoi mes compositions sont souvent difficiles à comprendre, parce que reliées à des préoccupations distantes et souvent saisissantes, parce que tout ce qui survient d’extraordinaire m’impressionne et me force à l’exprimer en musique. »

(Lettre de Robert à Clara, 13 avril 1838.)

« La musique chez quelques compositeurs ressemble à leur écriture : difficile à lire, downloadModeText.vue.download 607 sur 621

La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 17

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étrange à regarder, mais, une fois qu’on l’a comprise, il semble qu’elle ne puisse être autrement. L’écriture appartient à la pensée, la pensée au caractère, etc. En un mot, ma chère amie, je ne puis écrire ni composer autrement que je ne suis et que vous continuerez à me connaître. » (Lettre de Schumann à Henriette Voigt, 11 juin 1838.) Schumann

à notre époque

Un récital, un festival, une intégrale discographique à lui consacrés sont des phénomènes de la plus grande rareté lorsque tant d’autres musiciens sont ainsi célébrés aujourd’hui. À ce problème de sociologie musicale, on s’est, en définitive, peu soucié de donner une réponse. Serait-ce parce qu’il est malaisé de trouver sa place à ce révolutionnaire doublé d’un conservateur ?

Le voici annonçant les buts de la Neue Zeitschrift für Musik : « Notre ferme intention, dès le début, a été simple : reconnaître l’oeuvre du passé et mon-

trer qu’en elle se trouve la force de créer un art nouveau [...] préparer ainsi un avenir poétique, jeune, et hâter ses réalisations. »

Rien n’a plus profondément blessé Schumann que le jugement du « musicien de l’avenir » qu’était Liszt sur son Quintette : l’épithète de « leipzi-gois » (que la postérité a bel et bien interprété comme un synonyme d’académique), à la fois juste et injuste. Le débat est toujours ouvert, et, lorsqu’il devient trop gênant, on ignore simplement presque tout ce que Schumann a créé après 1841 : plus de la moitié de son oeuvre. N’est-ce pas sans cesse risquer de le trahir ? Il se peut, en effet, qu’à considérer uniquement ce qu’il a exprimé de plus achevé, on ait raison

— ce genre de jugement paraît sans appel, mais reste provisoire. On refuse certainement ainsi de comprendre