L’histoire des sciences comme discipline indépendante et pourvue d’une
méthodologie propre s’impose au XVIIIe s. Elle revient à manifester le progrès de l’esprit humain. Si le XVIIIe s.
a inventé ou, tout au moins, systé-
matisé la notion de « progrès », c’est qu’il importait aux philosophes de ce siècle de préserver un acquis théorique considéré comme définitif : la science newtonienne. On recueillera l’aveu de cette illusion progressiste en commen-tant l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795) de Condorcet*.
La philosophie du XIXe s., loin
de naître du « succès » — ou d’une conscience de succès —, surgit à
l’occasion d’une crise : la Révolution française.
Sans conteste, le genre humain progresse, mais ce progrès ne va pas sans crises. Une telle prise de conscience assure l’avènement de la philosophie de l’histoire, qui doit aborder un difficile problème : en quoi les crises ne nuisent-elles pas définitivement au progrès de l’humanité ? « Crise » et
« progrès » ne sont-ils pas des concepts absolument hétérogènes, décourageant toute synthèse ?
Toute philosophie de l’histoire du XIXe s. s’attache à apporter une solution à ce problème capital ; capital parce qu’il met en jeu le devenir du genre humain.
L’histoire des sciences ne pouvait manquer de s’intégrer à un tel effort.
Mieux, la science est convoquée pour réduire les conflits nés dans la sphère socio-politique. C’est proprement à ce niveau que se manifeste l’illusion
« scientiste » propagée par le positivisme d’Auguste Comte*.
Parce que la science doit sanctionner un état de progrès libéré de toute menace de crise, un progrès inscrit dans un ordre supérieur, une histoire enfermée dans le carcan de la classification, le dernier état de l’histoire de l’esprit humain — l’état positif — devient la norme conférant un être et un sens aux états antérieurs.
Quels que soient les méfaits du positivisme, une notion essentielle se laisse
deviner : celle de récurrence. L’histoire des sciences n’est pas seulement « évé-
nementielle » ; elle « juge » des théories scientifiques par rapport à l’état dernier de la science.
Seulement une telle notion perd
beaucoup de ses effets opératoires pour autant qu’elle joue dans une philosophie de l’histoire continuiste.
Il nous reste à profiter de cette notion de « récurrence ». C’est à Gaston Bachelard* que l’on doit d’en goûter tous les fruits.
Le philosophe de la pensée scientifique se flatte de réduire son rôle à celui d’un « historiographe de la science », en quête du fondamental qui finit toujours par se confondre avec l’originel.
Un tel axiome — le primitif est toujours le fondamental — est contredit par l’activité de la science contemporaine, en « constante activité de réforme ». L’esprit scientifique, dans son principe même, est constructiviste.
D’une part, le réel n’est jamais un pur donné, mais le produit d’une activité de l’esprit scientifique ; d’autre part, le
« donné » historique de la pensée scientifique subit une continuelle refonte.
Aussi bien, G. Bachelard peut-il dé-
finir la mécanique ondulatoire de L. de Broglie comme une synthèse historique et comme une synthèse transformante.
Transformante, parce que, associant certaines hypothèses newtoniennes à d’autres fresnéliennes, la mécanique ondulatoire, science nouvelle, étudie les phénomènes de particules ne relevant ni de la science de Newton, ni de la science de Fresnel. Transformante ou « en rupture », elle n’en constitue pas moins une synthèse historique pour autant que l’histoire retenue par deux théories scientifiques exhaustives —
celle de Newton et celle de Fresnel —
prend un nouvel élan.
L’histoire des sciences ne peut s’arroger quelque droit d’appartenance à la culture scientifique qu’en se développant comme histoire récurrente, comme histoire jugée, normative, qui fait la part du vrai et du faux, du nuisible et du fécond. Une histoire qui discerne le « passé toujours actuel » — le
concept de chaleur spécifique — du
« passé périmé » — la physique tourbillonnaire de Descartes.
Elle travaille non pas à restaurer les mentalités préscientifiques, mais à dévoiler le caractère définitif des
« barrages » que le passé de la science a élevés contre l’irrationalisme. Une histoire irréversible.
« Mais le combat n’est jamais fini, et il nous paraît nécessaire que chaque génération d’hommes de science fasse le point du rationalisme et reprenne sans cesse le bilan de l’histoire des sciences » (G. Bachelard, l’Activité rationaliste de la physique contemporaine, 1951).
Avec G. Bachelard, l’histoire des sciences se trouve pourvue de son objet propre. Cette propriété sera pleinement assumée par A. Koyré.
Alexandre Koyré (1882-1964) re-
vendique Émile Meyerson (1859-1933) comme son maître, le même Meyerson qui, par son réalisme, appelle les critiques de G. Bachelard. Cependant, il est évident que des thèmes bachelar-diens se rencontrent dans l’oeuvre de l’historien des sciences A. Koyré.
Mais la volonté normative est asso-ciée à une volonté d’historien, qui, à la manière de Lucien Febvre (1878-1956), s’efforce de ne jamais substituer à la pensée des hommes de science du XVIe et du XVIIe s. la nôtre et de ne point mettre derrière les mots qu’ils emploient des sens qu’ils n’y mettent point, qu’ils ne pouvaient y mettre.
C’est là le sens profond de l’usage abondant fait par A. Koyré de longues citations des textes originaux, de cette volonté d’un « retour aux sources ».
A. Koyré s’oppose tout à la fois au projet d’Auguste Comte, qui soumet l’explication scientifique au principe du légalisme, et au projet de Pierre Duhem (1861-1916), qui double la
théorie scientifique, nécessairement phénoménale, d’un principe métaphysique seul capable d’atteindre l’en-soi des choses.
« Le positivisme antique et médié-
val comporte toujours une dévalorisa-
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La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 17
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tion de la science qui ne traite que des phénomènes (apparences) par rapport à celle qui traite ou traiterait du réel.
Il est, par conséquent, à l’opposé du positivisme moderne, qui nie non pas la connaissabilité, mais l’existence même de réalités sous-jacentes aux apparences, et qui se glorifie de son irréalisme » (A. Koyré, la Révolution astronomique, 1961).
À démêler, ils n’en sont pas
moins tous les deux unanimement
condamnables.
Deux exemples — Galilée et New-
ton — serviront à illustrer la méthode de A. Koyré : Galilée promis au rôle de fondateur, alors que Duhem, pour maintenir l’hégémonie de l’idéologie chrétienne, accumule les « précurseurs » et le réduit à n’être plus qu’un continuateur ; Newton réintégré dans le camp du « réalisme » après avoir été pris en charge par le positivisme.
Forts du sens de l’histoire des
sciences — à tout le moins conscients du caractère problématique d’une telle discipline —, nous nous efforcerons, par ailleurs, de fournir quelques instruments nécessaires à son élaboration.
Toutes ces informations doivent être insérées dans une histoire de la vérité, c’est-à-dire de la constitution du réel, et aussi dans une histoire de la science en tant qu’institution saisie dans sa fonction sociale.
Trois exemples
Condorcet :
histoire des sciences ou histoire de l’humanité ?
« Nous avons vu la raison humaine se former lentement par les progrès naturels de la civilisation ; la superstition s’empara d’elle pour la corrompre, et le despotisme dégrader et engourdir les esprits sous le poids de la crainte et du malheur » (Condorcet, Esquisse