d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain).
La raison se forme « lentement », mais « naturellement ». Lentement, c’est-à-dire historiquement. Naturellement ou conformément aux prin-
cipes constitutifs de sa nature. Ainsi se trouvent dessinées les limites d’une philosophie de l’histoire qui inscrit le cours du développement historique dans le cercle du progrès. Progrès qui n’est autre que celui de la raison.
Le progrès impose une évolution
continue. Ce n’est pas dire qu’il suit une ligne sans brisures, sans régressions, mais assurer que le mode de fonctionnement même de la raison ne favorise pas la discontinuité. C’est l’extérieur de la raison qui enferme les forces de rupture. La marche de la raison n’est pas définitivement compromise ; elle est seulement plus ou moins rapide.
Deux obstacles majeurs contra-
rient — contredisent — le développement de la raison : l’intolérance et la superstition religieuse, le despotisme politique. De tels obstacles ne peuvent être levés par le seul essor de l’esprit scientifique, mais exigent la référence à l’« histoire politique ».
Aussi Condorcet propose-t-il de distinguer entre les « progrès de la science même » et les « progrès d’une nation dans chaque science » : les premiers se mesurent à la somme des vérités accumulées ; les seconds sont confirmés soit par le plus ou moins grand nombre d’hommes avertis des vérités les plus générales, soit par le nombre et la nature des vérités largement connues.
Est-ce à dire qu’il y a nécessité de dérouler deux histoires : une histoire strictement scientifique et une histoire de la diffusion des théories scientifiques qui intégrerait les contingences multiples de l’économie, de la politique, des institutions religieuses ; une histoire de la rigueur elle-même, une histoire des manifestations de cette rigueur ?
Ce serait ne pas comprendre le
projet de Condorcet que de légitimer
et de figer un tel dualisme : l’histoire des sciences ne peut être — dans le même temps — qu’une histoire de
l’humanité. Cette coïncidence désigne l’originalité de l’oeuvre d’histoire des sciences de Condorcet.
Ce sont deux lectures possibles,
leur virtualité se réalisant dans l’unité.
Il y a des « couches successives » du progrès : les progrès de la raison, qui se découvrent dans l’« histoire de quelques hommes », les progrès de l’opinion ou « le terme moyen où sont parvenus les hommes qui cultivent leur esprit, et dont la doctrine commune force cette espèce de croyance généralement adoptée » (Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain), et les progrès des « dirigeants des affaires publiques », des « nations ou de leurs chefs » qui suivent l’opinion sans l’atteindre. Entre chacun de ces niveaux, une « distance », un « retard ». Que cette distance s’efface, que ce retard s’amenuise au point de s’annuler, les conditions d’une « révolution » sont créées pour quelques peuples — signe annonciateur d’une révolution devant englober la généralité de l’espèce humaine. Le devenir de la révolution est voué à l’universel dans la mesure où il engendre un système politique déduisant les véritables droits de l’homme
— ses droits naturels — de ce qu’il est un être sensible capable de former des raisonnements et d’acquérir des idées morales (Condorcet, op. cit.).
La Révolution concrétise l’universel de la raison. Deux leçons sont à retenir : d’abord que l’histoire des sciences en tant que telle doit s’épuiser dans la production d’une histoire totale ; ensuite que c’est le rôle déterminant du développement de la raison qui impose une telle exigence. L’histoire des sciences n’est pas le moment d’une reconstitution exhaustive ; c’est l’histoire des sciences qui se prolonge en une histoire de l’humanité. La raison doit se répandre dans le tout de l’exté-
riorité et abolir tous les « obstacles », qu’ils soient d’ordre politique, religieux ou économique.
Trois « grands hommes », Francis
Bacon, Galilée et Descartes, assureront
décisivement le passage de la période du pouvoir despotique à celle du pouvoir de la raison. « L’esprit humain ne fut pas libre encore, mais il sut qu’il était formé pour l’être » (Condorcet, op. cit.).
L’histoire des sciences s’impose
alors comme une instance relativement autonome et se développe par l’invention méthodologique. Les obstacles à franchir ne sont plus « extérieurs », mais liés à la nature de la raison, au
« rapport établi par la nature entre nos moyens pour découvrir la vérité et la résistance qu’elle oppose à nos efforts » (Condorcet, op. cit.). Obstacles non plus à surmonter, mais à effacer, à réduire. Obstacles toujours présents à chaque nouveau progrès : rançon du progrès. Ils ne sont plus les symptômes d’une aliénation de la raison, mais les signes d’un progrès, de sa réalité et de son efficacité.
Que l’histoire des sciences s’interprète selon l’acquis méthodologique, renvoie à l’inspiration philosophique sensualiste qui commande la pensée de Condorcet : c’est une profession de foi condillacienne et lockienne qui ouvre l’esquisse. Le sensualisme privilégie, dans le même temps, le problème de la genèse des idées à partir des sensations-éléments et celui de la combinaison du simple. Double projet, géné-
tique et combinatoire, qui se concrétise dans cette perspective méthodologiste.
La méthode scientifique doit être ma-thématique. Cette mathématisation revient à définir une genèse nécessaire (analyse) et une combinaison maîtrisée (algèbre). Par l’application de l’algèbre et de la géométrie, Descartes annonçait le but dernier de la science — l’assujettissement de « toutes les vérités à la rigueur du calcul » (Condorcet, op.
cit.) —, et, avec la découverte du calcul infinitésimal, la langue de l’algèbre fournissait « les principes d’un instrument universel, applicable à toutes les combinaisons d’idées » (ibid.).
Si donc l’histoire des sciences s’élabore dans un registre d’abord méthodologique, c’est que la méthode démontre l’activité de la raison, une raison « raisonnée » et « raisonnante ».
D’où la complémentarité de Bacon, de Galilée et de Descartes : à Bacon*
l’honneur de révéler la « nature de la raison » en recensant les « trois instruments » nécessaires à l’investigation de la nature (l’observation, l’expérience et le calcul) [moment de la raison] ; à Galilée* le droit de profiter de la pensée baconienne et d’appliquer les exigences méthodologistes (moment de la raison raisonnée) ; à Descartes*, enfin, le privilège de « joindre l’exemple au précepte » et d’offrir le moyen de découvrir et de reconnaître la vérité (moment de la raison raisonnante).
« Si, dans les sciences physiques, sa marche est moins sûre que celle de Galilée, si sa philosophie est moins sage que celle de Bacon, si on peut lui reprocher de n’avoir pas assez appris par les leçons de l’un, l’exemple de l’autre à se défier de son imagination, à n’interroger la nature que par des expériences, à ne croire qu’au calcul, à observer l’univers au lieu de le construire, à étudier l’homme au lieu de le deviner, l’audace même de ses erreurs servit aux progrès de l’espèce humaine » (Condorcet, op. cit.).
Cette réduction du scientifique au méthodologique prend le risque d’apparaître comme une restriction abusive.
Condorcet a prévenu la critique qui lui reprocherait un scientisme borné.
La méthode n’est pas un instrument à usage uniquement scientifique ; elle se donne également pour un concept proprement philosophique — « métaphysique » — assurant la médiation entre la raison et la nature.
Observer les faits généraux et déterminer les lois constantes qui encouragent le développement des facultés repérées par le sensualisme, en retenant les traits communs aux individus, c’est faire oeuvre de « métaphysique ».