Les scribes d’Ougarit tiennent donc une place capitale dans les efforts de simplification de l’écriture, qui sont, au IIe millénaire, la spécialité du Kinahhou, où les contacts avec tant de civilisations ont développé le sens pratique. Ils ont posé le principe d’un alphabet transcrivant les consonnes des mots et ont créé deux alphabets à l’aide de signes d’allure cunéiforme de leur invention. Le plus répandu de ces alphabets a servi principalement à la rédaction des mythes cananéens (XIVe-XIIIe s.), textes qui restent souvent obscurs, mais qui servent à mieux comprendre les oeuvres d’art du couloir syrien, la religion des Phéniciens et celle des Hébreux.
Cette persistance du fonds cananéen dans un pays dominé pendant trois
siècles par des empires étrangers aux civilisations brillantes et conquérantes ne s’explique bien que par la persistance d’un important milieu pastoral à l’est du couloir syrien, aux confins du désert. Domaine purement sémitique et sans doute amorrite, qui ne cesse d’envoyer vers la zone des villes et des campagnes cultivées des groupes diversement appréciés, journaliers, mercenaires ou brigands, comme les Hapirou (Habiru), en qui l’on a cru voir un moment les premiers Hébreux.
Les invasions des XIIe et XIe s. av.
J.-C.
À la fin du bronze récent, les populations de la Méditerranée se mettent en mouvement et attaquent les grands États. Le groupe que les Égyptiens appellent Peuples de la mer, après avoir détruit l’Empire hittite, envahit par le nord le couloir syrien, dont il détruit les villes sur son passage. Le pharaon Ramsès III bat les envahisseurs sur terre et sur mer (1191), en Phénicie ou dans le delta du Nil. Les vaincus se dispersent, et seuls deux des Peuples de la mer restent dans la région : les Philistins (qui vont donner leur nom à la Palestine) occupent la Shefela, et les Tjikal (Teucriens ou Siculés ?) établissent une base de piraterie au port de Dor (au sud du Carmel).
Vers 1150, l’Égypte, affaiblie par la lutte contre ces envahisseurs, abandonne ses dernières positions en Palestine. Livrées à leurs seules forces, les cités cananéennes subissent une autre invasion, venue de l’est, celle des Araméens, une vague de population de
langue sémitique qui succède à celle des Amorrites. Les nouveaux venus
commencent par piller et massacrer, puis, au terme d’une lente conquête, ils se fixent comme groupes guerriers dans les cités-États qui acceptent leur domination. Dans ces minorités qui occupent le Kinahhou, sauf le littoral, au cours des XIIe et XIe s., puis, de façon sans doute plus pacifique, la partie septentrionale de la Syrie du Xe au VIIe s., on peut distinguer deux catégories : la première comprend les peuples (Israélites ou Hébreux*, Moabites) qui adoptent un cananéen légèrement aramaïsé ; la seconde correspond aux Araméens proprement dits (centre et nord de la Syrie), qui font disparaître avant le VIIe s. le cananéen de leur zone d’occupation.
Au nord du couloir syrien, l’Empire hittite est remplacé par des cités-États que les spécialistes ont appelées abusivement néo-hittites, parce que l’on y retrouve des traits de la civilisation hittite impériale (le style des sculptures et surtout l’écriture dite « hittite hié-
roglyphique »). En fait, une partie de l’Anatolie centrale, l’ouest de la haute Mésopotamie et le nord de la Syrie ont dû subir, soit avant, soit après la chute de l’Empire hittite, la migration de groupes guerriers de parler louwite, qui forment des minorités dominantes dans les cités-États d’un domaine qui s’étend vers le sud jusqu’à Hamat (auj.
Ḥamā) et à Restan (auj. Rastān), sur l’Oronte moyen.
Le monde cananéen ne survit finalement que sur le littoral ; protégée par les chaînes du Liban et du djebel Ansa-rich, une bande continue, de ‘Akko, au sud, à Gabala (auj. Djéblé), au nord, constitue la Phénicie proprement dite, Phéniciens* étant le nom donné par les Grecs à ces Cananéens indépendants du Ier millénaire av. J.-C. D’autre part, les Hellènes signalent à partir du IVe s.
av. J.-C. un certain nombre de cités
phéniciennes au nord et au sud de la Phénicie, que nous venons de définir : s’agit-il de localités ayant gardé leur caractère cananéen sous la domination des Philistins, des Israélites ou des néo-Hittites, ou bien des comptoirs créés en dehors de leur pays par les Phéniciens lorsque la domination achéménide leur rendit les coudées franches ?
Cités et royaumes du
Ier âge du fer
(XIe-VIe s. av. J.-C.)
Divisé en quatre grandes zones culturelles (des Néo-Hittites au nord, des Phéniciens à l’ouest, des Araméens au centre et à l’est, des Israélites au sud), le couloir syrien est, de plus, morcelé en États généralement fort petits, mais qui bénéficient, avec l’indépendance recouvrée, d’un nouvel essor économique et culturel, seulement entravé par les conquérants étrangers à la région.
Les États néo-hittites, dont le plus important est celui de Kargamish (ou Karkemish, sur la rive occidentale de l’Euphrate), tirent de grandes ressources de l’artisanat et du commerce.
Leurs rois se font construire, au coeur de villes fortifiées, des palais également ceints d’une forte muraille et comportant des bît-hilani, dont les colonnes de bois sont portées par des bases de pierre sculptées figurant des couples d’animaux ; les parois des monuments sont décorées d’orthostates à reliefs, dont l’art, plutôt grossier, s’affadit à partir du IXe s. du fait des progrès de l’influence assyrienne. Vers la même époque, dans les inscriptions royales, les hiéroglyphes hittites commencent à reculer devant l’alphabet, et la langue louwite devant le cananéen ou l’araméen : l’aristocratie héritière de l’Empire hittite est évincée par une minorité de guerriers araméens ; au XIIIe s., seuls les États de Hattina (sur l’Oronte infé-
rieur) et de Kargamish ont encore des rois à noms hittites ou louwites.
Les Phéniciens se répartissent entre une foule de villes minuscules et quatre plus grandes : Tyr*, Sidon, Byblos et Arwad. Le passage des Peuples de
la mer n’a pas provoqué de rupture profonde dans la vie des cités, qui
conservent intacte la civilisation cananéenne du IIe millénaire et maintiennent le niveau élevé de leurs activités économiques. À côté d’une pacotille qui imite les scarabées, faïences, récipients de verre et bronzes de l’Égypte, on y fabrique des étoffes, des parures et des vases d’argent dont le décor s’inspire des arts égyptien et assyrien, et qui sont recherchés dans tous les pays voisins.
C’est aux Phéniciens, semble-t-il, qu’il faut attribuer les progrès de l’architecture (colonnes de pierre, chapiteaux proto-éoliques ou proto-ioniques), qui ont pu inspirer les temples grecs du VIIe s. D’ailleurs, les Phéniciens exercent une grande influence sur tous les peuples qui sont en rapport avec eux, que ce soient ceux de l’intérieur (Israé-
lites, Assyriens, Arabes, etc.), dont les caravanes se dirigent vers les cités de Phénicie, ou bien ceux des côtes lointaines, que les navires phéniciens commencent à fréquenter. Si les voyages en mer Rouge vers l’Arabie méridionale semblent limités au Xe s., du côté de la Méditerranée le dynamisme des héritiers du monde cananéen se traduit par la fondation de comptoirs et de colonies depuis Chypre (XIe s.) jusqu’aux rivages atlantiques de l’Afrique du Nord et de la péninsule Ibérique (VIIIe ou VIIe s.).
L’alphabet phénicien, vraisembla-
blement inventé à Byblos vers les XIIe et XIe s., sert de modèle aux alphabets hébreu, araméen, grec, sud-arabe, qui vont, à leur tour, supplanter les vieux types d’écriture ou faire reculer l’analphabétisme. Les productions phéni-
ciennes, qui vulgarisent les iconographies de l’Orient, vont influencer les arts naissants de la Grèce, de l’Étrurie et de l’Ibérie. Le prestige de leur habileté technique et leur politique généralement pacifique valent aux États phé-