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Pourtant, c’est cette même jeune fille qui, à vingt et un ans, produit l’un

des chefs-d’oeuvre de la littérature anglaise : Pride and Prejudice (Orgueil et Préjugé, 1813). Ce livre donne toute la mesure de son art, son univers et sa technique. Comme Walter Scott et les premiers autres romanciers de l’ère victorienne, Jane Austen se rattache à la tradition du XVIIIe s., mais alors que, chez Scott, c’est la forme, avec ses romans à épisodes, qui rappelle Fielding, Smollett ou Sterne, miss Austen s’apparente à eux par le fond : elle est une moraliste et peint la réalité à la lueur de la raison. Par ailleurs, si le monde romanesque de Scott renferme une multitude bouillonnante, s’il apparaît à la mesure de l’histoire, celui de Jane Austen, strictement limité, appartient, lui, à l’espèce domestique. Il n’y a rien de dramatique, de mouvementé dans Orgueil et Préjugé. Pas de personnages et de figurants en foule. Tout se passe dans le cercle étroit de la famille : relations entre parents et enfants, rapports de voisinage, observés avec une lucidité psychologique impitoyable.

Écrivain en dehors du courant

romantique naissant, miss Austen ne connaîtra de son vivant qu’un succès modeste plus ou moins éclipsé par celui de Walter Scott, qui pourtant, un des premiers, saura lui rendre justice : « Cette jeune fille a un talent pour décrire les difficultés, les sentiments, les personnages de la vie quotidienne...

cette touche exquise m’est refusée. »

Au moment où la première génération romantique des « lakistes » lance avec Wordsworth son hymne passionné à la Nature, Jane Austen ignore le lyrisme au bénéfice du réalisme. Elle réussit la performance de créer un personnage de jeune fille, Elizabeth Bennet, sensible et attachant, sans s’attendrir pour ainsi dire jamais. Au moment où Scott illustre brillamment l’art de la « romance », on ne trouve dans Orgueil et Préjugé ni aventures héroïques, ni chevauchées, ni exploits dans ce halo d’ir-réel que donne un cadre gothique, mais seulement une vision des personnages de l’intérieur. Jane Austen appartient à la race classique dans une époque illustrée par Byron, Scott, Wordsworth, Shelley ou Keats. Guidée par un souci conscient d’unité, de perfection technique et de psychologie, elle ne retient l’événement qu’autant qu’il renforce

le thème central. De narration pure et simple de la vie des héros, le roman devient alors une interprétation, mais son attitude au cours du développement demeure éminemment critique, quoiqu’elle n’intervienne jamais personnellement. Elle juge ses héros en fonction d’un système de valeurs agréé par la seule raison. Sensiblerie, senti-mentalité ne sont pour elle que matière à satire, et l’humour qui baigne son oeuvre est empreint d’un certain scepticisme, que n’eût pas désavoué un La Fontaine. Malgré l’intervalle — dont on connaît mal le motif — qui sépare sa première oeuvre (The Watsons, 1804, publiés en 1871) des autres romans (Raison et Sensibilité, 1811 ; Mansfield Park, 1814 ; Emma, 1815 ; Persuasion, 1818 ; Northanger Abbey, 1818), on observe une continuité remarquable de son art et de ses idées : sa technique demeure toujours aussi serrée, plus que jamais l’ironie y sert de véhicule à ses jugements moraux, qui apparaissent de plus en plus lucides et de moins en moins tendres. Charlotte Brontë dénoncera d’ailleurs en des termes très durs l’absence de passion dans l’oeuvre de Jane Austen. Première d’une lignée dont la filiation extrême produira Henry James, Jane Austen appartient à cette famille de romanciers qui, selon l’expression de Robert Liddell, écrit du

« roman à l’état pur ».

D. S.-F.

B K. et P. Rague, Jane Austen (Bloud et Gay, 1914). / R. W. Chapman, Jane Austen : Facts and Problems (Oxford, 1948). / I. Simon, Formes du roman anglais de Dickens à Joyce (Liège, 1949). / S. T. Warner, Jane Austen, 1775-1817

(Londres, 1951). / W. E. Allen, The English Novel (Harmondsworth, 1958). / B. C. Southam (sous la dir. de), Jane Austen, the Critical Heritage (Londres et New York, 1968). / J. Natanson, Jane Austen (P. U. F., 1976).