Les rôles professionnels que l’individu peut avoir à remplir sont donc très uniformes. Ils ne varient guère qu’en fonction de l’âge et du sexe, si bien qu’en décrivant l’emploi du temps d’un adulte on sait presque tout ce qu’il convient de connaître pour comprendre la société en question : les géographes du début du siècle l’avaient remarqué lorsqu’ils décrivaient les genres de vie.
Les rôles sociaux sont plus divers que les rôles professionnels ; c’est une des caractéristiques des sociétés archaïques que d’avoir de la sorte créé des structures souvent très complexes à partir d’une base économique élémentaire.
La personnalité de base des individus est marquée par la faible dimension du groupe et par la structure des rôles qui doivent être assumés successivement au cours de l’existence. Il est, en effet, impossible d’oublier dans une fonction ce que l’on fait dans d’autres : on est catalogué dès l’enfance selon le milieu familial dont on est issu ; par la suite, les différentes options prises aux moments cruciaux de l’existence sont connues de tous. Les rôles sont enveloppants : il n’est pas possible de changer de visage, de réactions, de comportement chaque fois qu’on se trouve
engagé dans une tâche différente. Il apparaît donc indispensable de se montrer prudent, circonspect, mais, une fois un engagement pris, il est difficile de revenir dessus. Ainsi se forment des caractères paysans, avisés, lents, soucieux des réactions d’autrui, mais aussi mesurés et souvent attachants, dans la mesure où le sens de la fidélité à soi-même leur donne de la grandeur.
Lorsque le primitif ou le paysan
se trouvent au contact de personnes formées dans une société différente, plus ouverte, plus riche en contacts et relations lointaines, il prend vite conscience de son infériorité et se tire d’affaire par la ruse, par la dissimulation : il préfère ne pas lutter de front lorsqu’on s’oppose à lui, car il sait qu’il n’est pas armé pour les affrontements directs, dans lesquels l’avantage revient au plus disert.
L’urbanisation est la transforma-
tion qui permet de rompre l’ensemble des conditions qui donnent ainsi aux petites cellules leur conservatisme, certains traits de leur mentalité et leur méfiance à l’égard de l’extérieur.
Une telle mutation suppose un grand nombre de modifications liées dans le système de la vie sociale.
Nature et conditions
de l’urbanisation
À l’acculturation pratiquée au sein du groupe étroit, dans des cadres où l’imitation directe des façons de parler et d’agir est le mode d’acquisition le plus fréquent, se substitue une formation plus diverse et dans laquelle les moyens de communication modernes
se combinent ou se substituent aux downloadModeText.vue.download 36 sur 635
La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 20
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relations audio-visuelles directes.
L’école, la presse, les livres ouvrent depuis longtemps de larges horizons.
La part qui est faite aux mass media, radio, cinéma, télévision, va croissante aujourd’hui. Dès l’enfance, l’individu se trouve donc confronté à une multiplicité de messages, et sa formation a
pour objet de lui apprendre à s’orienter dans cette masse proliférante bien plus qu’à retenir des exemples et des façons d’être et de penser qui seraient fixées une fois pour toutes : la personne se trouve, dès l’origine, insérée dans un milieu dont les bornes sont mobiles, sans cesse repoussées ou remaniées par les transformations de la culture, de l’économie, mais aussi de la morale.
La seconde évolution qui mène à
l’urbanisation est celle qui conduit à la multiplication des rôles, surtout au plan de l’activité professionnelle.
Lorsque la société sait mieux tirer parti du milieu dans lequel elle vit, il n’est plus nécessaire de mobiliser la totalité de la population pour nourrir le groupe.
Les tâches agricoles ne retiennent plus qu’une fraction des actifs. Les autres peuvent s’occuper à satisfaire des besoins jusque-là négligés : ils enrichissent l’environnement instrumental de chacun en multipliant les objets fabriqués ; ils répondent aux impératifs de la vie collective, auxquels chacun essayait, tant bien que mal, de satisfaire une fois les tâches fondamentales effectuées. Les spécialistes se multiplient dans le domaine des services.
L’évolution qui multiplie les rôles professionnels est quelquefois contrebalancée par l’appauvrissement des rôles sociaux, mais il est rare que les deux mouvements s’équilibrent exactement. Au total, la structure de la population devient beaucoup plus complexe.
Il n’est plus possible de comprendre la vie du groupe en se contentant de décrire l’activité d’un individu choisi comme exemple. On est obligé de passer en revue les diverses catégories de rôles.
Dans la mesure où les horizons sociaux s’élargissent comme il se doit dans une société plus diverse, les rôles perdent leur caractère enveloppant : il est de plus en plus difficile de connaître tous les aspects de la vie de chaque individu ; ce qu’il fait en dehors du milieu où l’on a affaire à lui échappe parfois totalement. La personne n’est donc pas contrainte à la prudence et à l’unité des jugements et des comportements qui donnait à la vie paysanne son caractère tragique, faisait sa grandeur, mais qui créait aussi chez beaucoup un
sentiment de gêne dû à la pesanteur du milieu et à l’engagement trop profond exigé de chacun. Dans la société urbanisée, la part de jeu qui s’offre à chacun est grande : il peut en profiter pour diversifier son comportement en fonction des milieux dans lesquels il se trouve : mari dominé ici, mais patron impérieux quelques minutes plus tard ou compagnon enjoué avec les amis retrouvés ; le citadin en profite pour évoluer au gré des circonstances, pour s’adapter au contexte, pour répondre aux pressions diverses auxquelles il est soumis.
Tout n’est pas bénéfique dans l’évolution qui mène à l’urbanisation. L’individu éprouve une nouvelle dimension de la liberté, mais il perd une partie des soutiens qui lui évitaient de souffrir de la solitude, de l’isolement et qui lui permettaient de résister victorieusement aux épreuves d’une existence souvent dure. L’urbanisation conduit à une vie plus facile, mais, paradoxalement, elle multiplie les troubles psychologiques dans la mesure où elle confère à la personne une autonomie que tous n’arrivent pas à assumer.
Notre société est celle des névroses et des crises de personnalité. À se trouver ainsi plus totalement maître de son destin que par le passé, l’homme des villes se trouve confronté à d’autres dangers, à d’autres tentations, à une tâche plus difficile, peut-être, au total, que celle des membres de la collectivité traditionnelle.
L’opposition que nous venons de
rappeler entre les deux types de société que sépare l’urbanisation est une des plus classiques de toute la pensée sociologique : elle a été proposée sous sa forme la plus structurée par Ferdinand Tönnies ; celui-ci opposait à la communauté, la Gemeinschaft, du monde traditionnel à la société, la Gesellschaft, un peu déshumanisée du monde moderne. Depuis, l’analyse s’est affinée : la description des rôles, la manière dont leur combinaison fa-
çonne la personnalité de base éclairent les catégories, dont on sentait la diffé-
rence sans bien comprendre la genèse.
Les travaux des sociologues et des anthropologues américains ont fait de l’opposition entre l’urbanisé et le tra-
ditionnel une dimension fondamentale de toute étude sociale. Louis Wirth a introduit dans le monde anglo-saxon une bonne partie des idées des sociologues allemands de la fin du siècle passé ou du début du nôtre ; Robert Redfield a montré l’originalité des civilisations paysannes, leur affinité avec les socié-
tés archaïques et a proposé, pour les désigner ensemble, l’expression « so-ciété de type folk » : il mettait ainsi en relief le rôle fondamental des modes de transmission de la culture pour qui veut arriver à une interprétation géné-