Haussée au niveau d’une discipline intellectuelle, cette science perd ainsi
une partie de son pouvoir d’intervention et tend à devenir un sujet de pure spéculation, s’appliquant à n’importe quel espace, indépendamment de ses qualités intrinsèques. La disparition des perspectives axiomatiques dans l’urbanisme n’est pas sans danger pour son efficacité, et l’on comprend mieux à ce niveau l’importance idéologique qu’Henri Lefebvre attribue à la pratique urbanistique : les choix en urbanisme sont des actes de haute portée politique, impliquant une certaine conception de l’utilisation de l’espace et, consécutivement, une vision donnée des rapports sociaux et des rapports de production. En d’autres termes, attribuer à un terrain quelconque une fonction autoroutière ou un rôle de promenade publique implique une vision différente de la place de l’homme dans la ville et, partant, de son rôle dans la société...
C’est pourquoi le troisième plan de cette étude, qui est le plan axiomatique — où interviennent les critères esthétiques de la « beauté » architecturale ou urbaine —, prend une telle importance : une approche purement fonctionnaliste de l’espace urbain ne peut accepter ce critère (ce qui signifie qu’elle le nie au nom d’un autre critère, l’efficacité), pas plus que l’étude intellectuelle, l’observation d’une situation suffisent à maîtriser la création ou la restructuration des espaces urbains à venir.
Il faut, à un moment, prendre en
compte la formulation de l’espace urbain, le résultat esthétique obtenu à travers telle ou telle solution et juger de la ville comme d’un objet, comme d’un paysage, comme d’un spectacle ou comme d’un récit — mais en juger plastiquement... La difficulté de l’urbanisme est, ici, qu’il appartient à plusieurs modes d’expression esthétique : on peut prendre la ville comme une collection de tableaux ou d’objets, représentée par les architectures qui la constituent (et qui forment autant d’oeuvres d’art séparées) ainsi que le paysage obtenu par cette réunion médi-tée de multiples objets architecturaux.
On peut aussi voir dans la ville un spectacle de l’activité humaine dans son cadre physique : spectacle de l’ani-
mation des rues, des échanges, des dialogues, des conflits ou des incohé-
rences cocasses ; il est enfin possible de prendre la ville comme un « récit », une sorte de roman ou d’histoire, s’inscrivant dans la succession temporelle des espaces et dans leur enchaînement plus ou moins délibéré : c’est dans ce dernier sens que les auteurs du
« nouveau roman », tels Alain Robbe-Grillet dans les Gommes, Marguerite Duras dans Moderato cantabile, Michel Butor dans l’Emploi du temps, se sont montrés, avec certains auteurs de romans policiers (Agatha Christie, Dashiell Hammett, Raymond Chan-dler) et quelques cinéastes, parmi les interprètes les plus sensibles de cette lecture urbaine, qui demande chaque fois une nouvelle intelligence.
L’impossibilité à dominer simul-
tanément les différentes approches du phénomène urbain (économique,
sociologique, géographique, psychologique, esthétique, etc.) et celle, non moins grande, d’appréhender complè-
tement cette oeuvre totale qu’est la ville dans sa seule perception esthétique expliquent la difficulté ressentie à préciser le champ de l’activité urbanistique, à constituer celle-ci comme science et comme art, à la distinguer de l’architecture, dont elle tend à dériver plus ou moins confusément, enfin à la pratiquer dans toute l’amplitude de son champ.
Cette difficulté s’est exprimée à travers les appréhensions contradictoires que le concept a pu recevoir depuis sa création. En ne retenant de l’urbanisme, comme l’a fait Françoise Choay, que son caractère de discours scientifique, lié à la révolution industrielle (et, en un certain sens, à l’éclatement urbain), on est conduit, en effet, à rejeter tout l’art de la composition urbaine, tel qu’il s’est défini depuis les débuts de l’Antiquité classique jusqu’au XIXe s. — un art pourtant non négligeable !
L’art urbain
Depuis les premiers efforts de mise en valeur des édifices de la Grèce du VIe et du Ve s. (Égine, Athènes*) jusqu’à l’immense acropole hellénistique* de Pergame, l’art urbain de l’Antiquité s’est toujours donné pour but la structuration de l’espace urbain grâce à
l’insertion de constructions monumentales à la fois au niveau du paysage, par l’émergence de leur silhouette, et au niveau de l’espace proprement dit —
en favorisant par la création de vides signifiants (agora ou acropole) les contacts nécessaires à la collectivité.
La Rome* antique a poussé beau-
coup plus loin ce processus de valorisation des espaces collectifs et, abandonnant le « monument-sculpture »
qu’était encore le temple grec, elle a réorienté tout l’art de l’architecture autour de l’espace du forum et des basiliques qui l’accompagnaient (créant le premier des grands espaces couverts publics de l’histoire urbaine). Le grand art romain, qui exploitait les ressources de la symétrie et de la frontalité, est de caractère éminemment spectaculaire : il est comme une gigantesque mise en scène urbaine, dont la vocation symbolique est d’exprimer le culte impé-
rial et la prééminence des institutions qui le représentent. Les trois temples jumeaux des capitoles d’Afrique du Nord, à Dougga ou à Sbeïtla, affirment plus clairement leur contenu institutionnel que leur signification sacrée.
C’est avec la Renaissance italienne
— et principalement Bramante*, puis Michel-Ange* à Rome* (le Belvé-
dère, Saint-Pierre, le Capitole) — que le grand art urbain de l’Antiquité reprend toute sa signification. Espace essentiellement visuel et spectaculaire, il reste constamment tiraillé entre la dimension picturale et la dimension scénographique de sa composition. Le recours systématique aux artifices de la perspective et aux truquages d’échelle (dont Michel-Ange donne le premier l’exemple dès la place du Capitole) lui donne ce caractère emphatique qui est étroitement lié à l’esthétique baroque : les grandes mises en scène de Versailles* ou de Nancy*, dans la France des XVIIe et XVIIIe s., constituent l’aboutissement plastique de deux siècles downloadModeText.vue.download 42 sur 635
La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 20
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d’art urbain monumental et savant.
Comme l’a dit très justement Fran-
çoise Choay, cet espace de spectacle rend la ville, de « discourante, discourue » ; en d’autres termes, la signification des formes urbaines, d’implicite et de spontanée, devient consciente et réfléchie. Le phénomène, qui n’avait d’abord atteint que les grandes réalisations monumentales du pouvoir, tend, avec le XVIIIe s., à s’élargir jusque dans l’habitat, qui est monumentalisé et intégré au spectacle urbain (ce qui ne s’était jamais produit dans l’Antiquité).
Nous avons — suivant en cela une
tradition dans l’analyse des espaces urbains médiévaux ou classiques —
opposé l’art « savant » des uns à la conception « spontanée » des autres.
Il serait plus juste de parler de composition « intégrée » ou de composition
« a priori » : l’urbanisme médiéval, en effet, n’a de libre que la nécessité qu’il se donne de s’adapter à un contexte historiquement ou géographiquement prédéterminé — en se fixant pour but de tirer de cet accident du lieu et de son histoire une nouvelle structure qui soit prégnante en elle-même ; l’urbanisme classique, en revanche, est beaucoup plus étroitement attaché à des modèles formels préétablis, à une tradition académique où chaque nouvelle création n’est que la suite ou la réponse à une création précédente (ainsi peut-on faire l’histoire du château français ou de la place Royale...), et il traite les conditions particulières de l’insertion d’un « parti » (dans le sens de l’architecture) plus comme des obstacles à vaincre que comme des stimulations à l’imagination.