La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 20
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permettait de dresser un premier bilan, et d’autres progrès ont été réalisés par la suite.
Ascension,
zénith, éclipse
S’il appartient à l’école sévillane, Zurbarán n’est pas un Andalou. Né en Estrémadure d’un père basque —
commerçant immigré dans le Sud —, il a vécu dans cette province archaïque et rustique beaucoup plus qu’on ne l’imaginait. Au cours d’un apprentissage de trois années (1613-1616) à Séville, chez un peintre oublié, Pedro Díaz de Villanueva, il se lie d’amitié avec son contemporain Vélasquez et montre dans l’Immaculée enfant qu’il signe en 1616 (Bilbao, collection Fernández Valdés) un sens vigoureux du relief. Mais il revient ensuite pour dix ans au pays natal. Marié en 1617, à Llerena, à une femme plus âgée que lui, père de trois enfants, veuf, puis remarié dès 1625, Zurbarán peint, pour les églises des alentours, des retables
dont aucun ne nous est connu. On peut supposer dans ce milieu une régression
« gothique » et archaïsante dont témoi-gneraient les trois grands tableaux provenant de la chartreuse de Séville et passés au Musée provincial (v. Chartreux), si, comme on le croit, c’est pour les peindre que Zurbarán aurait été appelé à Séville.
En tout cas, à partir de 1626, il y sé-
journe souvent et des commandes importantes attestent son succès croissant auprès des ordres religieux ; il s’agit de grandes compositions en frise, souvent sur deux registres, terrestre et céleste, ou figures isolées sur des fonds sombres, toutes d’un dessin énergique, peintes en nappes de couleurs durement tranchées, qui peuplent en quelques années les églises et les cloîtres des congrégations sévillanes : Dominicains dès 1626 (Histoires de saint Dominique, à San Pablo, Docteurs du musée de Séville, Christ en croix de Chicago) et jusqu’à 1631 (pour le collège Santo Tomas : Triomphe de saint Thomas
d’Aquin, la plus ample composition de Zurbarán, musée de Séville) ; moines du « grand couvent » de la Merced de 1628 à 1634 (Histoire de saint Pierre Nolasque, dans divers musées, Saint Sérapion martyr de Hartford, Docteurs de la Merced à l’académie San Fernando de Madrid) ; Franciscains en 1629 (Vie de saint Bonaventure pour le collège San Buenaventura, cycle commencé par Francisco Herrera* et achevé par Zurbarán, partagé entre le Louvre et Dresde) ; Carmes du collège San Alberto (Saint Cyrille et Saint Pierre Thomas de Boston) ; Jésuites (la Vision de saint Alonso Rodriguez, 1630, Madrid, académie de San Fernando). En juin 1629, la municipalité invite le peintre à se fixer dans une ville qu’il honore : il s’y installe avec sa famille, pour plus d’un quart de siècle.
La décennie suivante marque le zé-
nith de Zurbarán — célébrité, atelier florissant, foyer heureux — en même temps qu’une évolution sensible de son art. Après une violente poussée de ténébrisme et de tension, dont le Retable de saint Pierre à la cathédrale de Séville et les Apôtres du musée de Lisbonne (1633) marqueraient le point culminant, un séjour de six mois à la
Cour (1634) élargit son horizon. Vélasquez le fait appeler pour collaborer à la décoration du nouveau palais du Buen Retiro : Zurbarán peint la Défense de Cadix et la série des Travaux d’Hercule (conservées au Prado), incursion malencontreuse dans un domaine qui lui reste étranger. Il y gagne le titre, purement honorifique, de « peintre du roi » ; il découvre surtout les Vénitiens et les Flamands des collections royales, ainsi que les oeuvres récentes de Vé-
lasquez : sa peinture s’éclaire et s’assouplit, le paysage y prend une place croissante. À partir de 1636, les peintures de la Merced descalza de Séville (notamment le Saint Laurent de l’Ermitage à Leningrad, qui baigne dans une lumière dorée) et surtout les deux ensembles majeurs de la chartreuse de Jerez (1638-39, grandes compositions de retables partagées entre Cadix, Grenoble, Poznán et New York, figures de chartreux conservées au musée de Cadix) et du monastère de Guadalupe en Estrémadure (1639-1647, Vie de saint Jérôme et Chronique de l’Ordre hiéronymite, heureusement restées en place) attestent l’aisance nouvelle et le majestueux équilibre de son art.
La période qui suit est plus confuse, et à coup sûr moins heureuse. Zurbarán semble se remettre mal du choc que lui causent la mort de sa femme, en 1639, et les pénibles démêlés d’intérêt qui suivent avec sa fille aînée. D’autre part, les commandes monastiques
se font plus rares : crise économique qui éprouve Séville, terrible peste de 1649 qui la dépeuple (elle emportera Juan de Zurbarán [1620-1649], brillant disciple et collaborateur de son père), apparition d’un nouvel astre, le jeune Murillo*. On ne peut dater des an-nées 1640-1650 que peu d’ensembles (1644 : retable de l’église de la Cau-delaria à Zafra, en Estrémadure). Mais Zurbarán — qui s’est remarié en 1644
avec une jeune veuve dont il aura vite plusieurs enfants — doit subvenir à l’entretien de sa nouvelle famille : il reconvertit son atelier vers une production coloniale (contrats et documents divers attestent ses rapports avec Lima et Buenos Aires) et industrialisée, offrant au choix des clients des cycles de saintes martyres, d’apôtres (Guatemala, Santo Domingo ; Lima,
San Francisco), de fondateurs d’ordres, mais aussi de patriarches, de sibylles, voire de guerriers légendaires : grandes figures processionnelles, souvent dans des paysages, parfois directement inspirées de gravures italiennes et surtout flamandes. Dans ces séries — forcé-
ment très inégales, bien que nullement négligeables —, la part de Zurbarán, pour l’inspiration comme pour l’exécution, est difficile à discerner, d’autant que les disciples dont nous connaissons les noms (les frères Miguel et Francisco Polanco, Bernabé de Ayala, Francisco Cubrian, etc.) ne sont pas identifiables par des oeuvres personnelles.
Mais ces palliatifs, en dépit du succès en Amérique, sont insuffisants. De nombreux documents attestent la gêne où se débat Zurbarán après 1650. Cet homme simple et droit, probe artisan sans grande culture, affectueux et timide, incapable de supporter la solitude, mais avant tout profondément croyant, accepte avec une résignation discrète l’épreuve imméritée. En 1658, il va tenter de nouveau sa chance à la Cour de Madrid. Mais, malgré l’appui de Vélasquez, son heure est passée. Il ne rencontre qu’indifférence et végète dans une pénurie qu’illustre cruellement son inventaire après décès.
Les tableaux, assez nombreux et souvent signés (à partir de 1653 : le Christ portant sa croix, cathédrale d’Orléans) des dix dernières années, en majorité de dimensions moyennes, semblent
plutôt destinés à des chapelles ou à des oratoires aristocratiques. Plus intimes et contemplatifs que narratifs, ce sont des Vierges à l’Enfant, des Immaculées, des images de saint François en méditation, le regard perdu, ou debout, momifié dans le caveau d’Assise. Les courbes se font plus suaves, le modelé plus fondu, la couleur plus sourde.
L’influence probable de Murillo, l’effort pour se mettre au goût du jour n’ôtent rien à la sincérité du sentiment, au charme mélancolique de ce crépuscule.
Solennel et candide,
surnaturel et quotidien
On aurait tort de ne voir en Zurbarán que le peintre des moines espagnols.
Il l’est certes : et malgré la dispersion
de ses grands ensembles, victimes au XIXe s. de l’invasion napoléonienne, puis des guerres carlistes, il reste le miroir incomparable de presque tous les ordres (et non d’un seul, comme le chartreux Sánchez* Cotán ou le béné-
dictin Fr. Juan Rizi), évoquant leur chronique à travers des portraits fortement individuels, pris sur le vif dans les cellules et les cloîtres. La diversité des habits, gris, noirs, bruns, blancs, lui fournit des accords puissants et subtils.