ments qui composent la réalité sociale mouvante.
Cette manière de voir est fort dif-férente de celle de Max Weber*. Celui-ci, en effet, ne voulait absolument pas faire dériver les types sociaux de l’expérience, mais au contraire les présenter comme une construction rationnelle servant, après coup, à comprendre le réel. Ce qu’il a nommé type idéal (ou idéal-type) est élaboré par le sociologue non pas pour sché-
matiser ce qu’il observe concrètement, mais pour servir de fil conducteur dans l’observation. La rationalité l’emporte donc ici sur l’objectivité. Ce type idéal n’est cependant pas l’analogue de l’idée platonicienne, car il n’a pas plus d’existence dans le monde des essences métaphysiques que dans celui du réel. Il n’est qu’un instrument de travail. Par exemple, pour comprendre le fonctionnement d’un certain nombre de sociétés dominées par les intérêts de l’investissement privé, le sociologue se forge le type idéal du capitalisme en retenant les principes essentiels de ce système, en les isolant pour les imaginer fonctionnant à l’état pur, de sorte qu’il grossit ces éléments qui lui paraissent fondamentaux. Il obtient ainsi un concept de la société capitaliste qui, bien entendu, n’existe nulle part, car, partout, les traits caractéristiques du capitalisme sont atténués ou altérés par quelque élément qui n’en est pas vraiment représentatif. Mais cela lui sert à mieux comprendre ces sociétés réelles qui sont partiellement conformes à ce type idéal. Celui-ci n’est donc pas non plus un modèle à suivre, car il n’entraîne aucun jugement de valeur. Le capitalisme « idéal typique » n’est pas considéré comme meilleur, mais seulement plus rationnel, plus cohérent, plus intelligible que la société partiellement capitaliste observable ici ou là. On peut dire que le type idéal est utopique, puisqu’il ne part pas du réel, mais il sert à faire des hypothèses empiriquement vérifiables. On a pu comparer le type wébérien au portrait littéraire. Par exemple, le « distrait » décrit par La
Bruyère est l’homme chez qui la distraction se trouve à l’état pur, et non pas le résultat d’une comparaison entre quelques hommes distraits existant réellement. Lorsque Weber propose de présenter la structure logique du capitalisme en élaborant non seulement le type idéal du capitalisme, mais aussi le type idéal du capitaliste, il procède d’une façon un peu analogue. Il va de soi, cependant, que le type wébé-
rien est à finalité scientifique et non pas esthétique ou littéraire, et encore moins humoristique comme le serait la caricature.
Les principales difficultés de cette méthode proviennent de l’incertitude dans la détermination des types sociaux, puisque ceux-ci pourraient concerner aussi bien des personnes que des groupes ou des formes de développement, et puisque chaque sociologue, en chaque circonstance, élaborerait sur le même thème un type différent pour un même ordre de réalité. D’autre part, il n’est guère concevable qu’en définitive cette élaboration ne se fasse pas d’abord à partir de l’observation de ce qui existe. Comment parlerait-on de type de capitalisme ou d’artisanat si l’on n’avait d’abord sous les yeux dans l’histoire tel ou tel exemple de ces sociétés ? Mais, inversement, la méthode du type concret prônée par Gurvitch ne risque-t-elle pas de laisser le sociologue trop rivé à la réalité ? En définitive, le type social est en partie idéal, en partie concret. C’est ce qui justifie une méthodologie proposée par d’autres auteurs, tel F. McKinney, selon lesquels les sciences humaines utiliseraient plus exactement des « types construits », qui seraient obtenus à partir de l’expérience mais ne s’épuiseraient pas dans les données concrètes, car ils impliqueraient des choix et des adjonctions de qualités et d’éléments. Le type construit est un moyen de réduire les diversités et complexités des phénomènes réels à un niveau de généralité présentant une certaine cohérence. Bien souvent, c’est le recours à un modèle construit qui permet l’utilisation des statistiques, et plus généralement de la mesure. Par exemple, c’est à un type de ce genre qu’a eu recours Durkheim en définissant un suicide altruiste et un suicide égoïste, pour en trouver les lois grâce
aux statistiques applicables à l’un ou l’autre type. On peut établir des échelles pour apprécier quantitativement les déviations par rapport au type construit.
Les applications de la
méthode typologique
C’est probablement Gurvitch qui a donné l’exemple le plus complet et le plus systématique d’une sociologie typologique, en établissant des types à tous les niveaux de la réalité sociale.
C’est ainsi qu’il distingue notamment plusieurs types de sociabilité (les rapports avec autrui et les « Nous », qui peuvent être de l’ordre de la masse, de la communauté ou de la communion), plusieurs types de groupements classés suivant des critères divers tels que la durée (groupements temporaires, durables ou permanents), la fonction, l’envergure, le degré de dispersion (groupements à distance ou à réunion permanente) ou le mode d’accès (groupements ouverts, clos ou conditionnels). De la même façon, les sociétés globales sont classées d’après leurs structures et divers autres éléments de leur réalité, en différents types tels que les sociétés archaïques, patriarcales, féodales (les cités-États devenant empires), les sociétés précapitalistes, les sociétés démocratico-libérales, diri-gistes, fascistes, collectivistes.
Dans bien des cas, les sociologues ont recours à des typologies dualistes, qui opposent deux à deux des formes sociales, de telle sorte qu’on puisse placer les réalités observées dans l’une ou l’autre catégorie, ou bien les situer sur une échelle entre les deux extrêmes.
C’est de cet ordre qu’est par exemple la distinction établie par plusieurs sociologues allemands entre communauté (Gemeinschaft) et société (Gesellschaft), ou bien l’antinomie entre type progressif et type traditionnaliste, entre type démocratique et type autoritaire ou encore l’antithèse établie par Ruth Benedict entre sociétés apolliniennes et sociétés dionysiennes (v. cultura-lisme). On peut aussi retenir seulement un des types possibles dans un éventail plus large et le définir par un certain nombre de critères. Cela permet d’orienter des recherches pour classer les exemples observés selon qu’ils se
rapprochent plus ou moins de ce type, et, par suite, trouver des variables associées. Une étude de ce genre a été consacrée par Adorno* et ses collaborateurs à un type d’attitude sociale que ces auteurs appellent la « personnalité autoritaire » et qu’ils mettent en relation, expérimentalement, avec l’ethnocentrisme et aussi avec certains types de rapports familiaux.
Ainsi, sous des formes diverses, les sciences humaines utilisent des classifications entre des types sociaux qui permettent de dépasser la simple observation des réalités.
J. C.
& F. J. Tonnies, Gemeinschaft und Gesellschaft (Leipzig, 1887, 8e éd., 1935 ; trad. fr.
Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, P. U. F., 1946).
/ E. Durkheim, les Règles de la méthode sociologique (Alcan, 1895). / M. Weber, Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, t. I : Die protestantische Ethik und der Geist des Kapi-talismus (Tübingen, 1920, nouv. éd., 1947 ; trad. fr. Études de sociologie de la religion, t. I : l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1964) ; Gesammelte Aufsätze zur Wissens-chaftslehre (Tübingen, 1947, nouv. éd., trad.
fr. partielle Essais sur la théorie de la science, Plon, 1965). / T. W. Adorno et coll., The Autho-ritarian Personality (New York, 1950 ; nouv.
éd., 1969). / G. Gurvitch, la Vocation actuelle de la sociologie (P. U. F., 1950 ; nouv. éd., 1957-1963, 2 vol.). / D. Riesman, The Lonely Crowd (New Haven, Conn., 1950 ; trad. fr. la Foule solitaire, Arthaud, 1964). / G. Gurvitch (sous la dir. de), Traité de sociologie (P. U. F., 1958 ; 2 vol.). / M. McLuhan, Understanding Media.