L’orateur
Toutes ces qualités devaient faire de Bossuet un grand orateur. Il est possible qu’en ce domaine la couleur poétique de son style ait amené un siècle épris
de clarté géométrique à ne pas l’estimer à sa juste valeur. Il est exact qu’il ne fut guère invité dans les chaires les plus réputées du Paris de son époque ; on ne saurait parler pourtant à son sujet d’une rivalité avec l’austère et froid Bourdaloue, car la carrière de celui-ci commença lorsque celle de Bossuet était pratiquement finie, puisque ce dernier ne prêcha plus guère après sa nomination comme précepteur du Dauphin en 1670, sinon pour des pièces de circonstance et des sermons familiers à ses diocésains.
Aujourd’hui, nous serions tentés de mettre au premier rang ses Sermons, à cause de leur liberté de forme et de lyrisme. Il est vrai que nous n’en possédons que des notes, maintes fois revues et raturées, dont Bossuet se servait pour improviser un texte sans doute bien supérieur encore. Tels que nous les retrouvons à travers les éditions critiques, ils n’en ont pas moins une envolée incomparable. Bossuet ne les estimait pas au même niveau que nous, puisqu’il ne chercha jamais à les publier. Le seul qu’il rédigea intégralement et qu’il fit imprimer de son vivant, car l’opinion lui donnait la valeur d’un manifeste, est le célèbre Sermon sur l’unité de l’Église prononcé à l’ouverture de la fameuse Assemblée du clergé de 1681-82 : ce morceau d’apparat est d’une extraordinaire beauté.
Bossuet ne cherche pas à renouveler les lois du genre : son éloquence se coule aisément dans les formes classiques et les plans stéréotypés. Son originalité est ailleurs et tient surtout à la richesse d’une doctrine nourrie de la Bible et des Pères aussi bien qu’à la surprenante vigueur du style, dramatique et poétique à la fois. À cet égard, Bossuet est plus proche de nous qu’il ne l’était des auditeurs de son temps.
Quant aux Oraisons funèbres, qui
ont fait longtemps l’essentiel de sa gloire, elles sont bien plus que des manifestations d’éloquence. Ces pièces, où chaque mot est pesé, ont une portée politique dont les récentes éditions critiques nous permettent de nous rendre compte — cela du moins pour celles qui concernent les gens en place, non pour celles qu’il prononça au début de sa carrière pour des personnages
secondaires. La beauté de la forme ne doit pas nous faire oublier l’habileté avec laquelle Bossuet sut y utiliser une solide documentation historique, voilant sous des allusions discrètes et pré-
cises les points délicats, la révolte du Grand Condé ou les malheurs conju-gaux de la reine Marie-Thérèse. À cet égard, Bossuet est un maître dont toute son époque reconnut la suprématie.
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La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 3
1655
Le penseur et
le polémiste
Chez Bossuet, il faut le reconnaître, le penseur n’est pas à la hauteur de l’artiste. Ses incursions dans le domaine de la philosophie sont d’une décou-rageante banalité : même la magie du style ne réussit pas à sauver les traités De la connaissance de Dieu et de soi-même et Du libre arbitre ainsi que la Logique, écrits pour l’instruction du Dauphin et qu’il eut la sagesse de laisser inédits. Le problème est plus grave à l’égard de sa théologie. Consciemment, Bossuet a voulu être l’homme de la tradition. Mais la tradition telle qu’il la conçoit est faite d’une absolue fixité et n’a aucun rôle dynamique. Dans le domaine dogmatique, il ignore le développement et en rejette même l’idée.
Imbu de l’érudition d’une époque où la scolastique était tombée en discré-
dit, il a voulu s’en tenir aux Pères, et spécialement à saint Augustin, qui était sa grande admiration, et il s’est montré sévère pour tout l’effort théologique du Moyen Âge.
On ne saurait cependant dénier à
Bossuet le sens de l’histoire. Dans le célèbre Discours sur l’histoire universelle, écrit pour le Dauphin, qui ne dut pas y comprendre grand-chose, mais que Bossuet publia lui-même avec soin en 1681, il y a nombre de pages magnifiques où il fait revivre le passé d’une manière extrêmement personnelle. La philosophie sous-jacente, qui explique toute l’histoire de l’univers en fonction de la Rédemption, peut nous paraître aujourd’hui un peu simplificatrice, mais elle n’en a pas moins sa gran-
deur. Et si l’Histoire des variations des Églises protestantes (1688) est d’une sévérité cruelle, elle n’en constitue pas moins une réussite littéraire.
D’autre part, l’attachement de Bossuet à une tradition conçue d’une ma-nière statique a certainement limité son action en tant que directeur et auteur spirituel. Sa pensée n’intègre vraiment ni Van Ruusbroec, ni Jean de la Croix, ni Thérèse d’Ávila, ni François de Sales. Indépendamment de raisons politiques, c’est là la raison profonde de son opposition à Mme Guyon et à Fé-
nelon. Il s’est ainsi privé de richesses incomparables. Ses lettres de direction, belles et équilibrées, n’expriment qu’une spiritualité assez courte, et ce sont des thèmes fort ordinaires qu’il enveloppe de formules magnifiques dans les deux ouvrages de piété qu’il laissa inachevés, les Élévations sur les mystères et les Méditations sur l’Évangile.
Les circonstances et le climat de l’époque ont amené Bossuet à s’exprimer le plus souvent à travers la controverse, et c’est dommage. Il est, il faut l’avouer, un polémiste de grande classe, violent, impétueux, tantôt ironique et tantôt cinglant, servi par un sens prodigieux de la formule, mais il écrase ou déchire et n’a jamais convaincu personne ; on peut regretter qu’il ait usé et abusé de ce talent très spécial, où la passion l’a conduit trop souvent à l’injustice et à la cruauté. On ne sait trop quel instinct secret l’avertit qu’il valait mieux ne pas s’attaquer à Malebranche, en qui il eût peut-être trouvé son maître, le doux méditatif étant lui aussi un controversiste redoutable. Mais Bossuet put se donner libre carrière à l’égard des protestants. Là, pourtant, il adopta un temps une position irénique par la publication, en 1671, de son Exposition de la doctrine de l’Église catholique, qui s’efforçait d’entrer au maximum dans les difficultés des réformés. Il fut beaucoup plus dur dans les controverses personnelles, spécialement avec Claude et plus encore avec Jurieu, qui eut la lucidité de discerner combien la conception qu’avait Bossuet de la tradition était déficiente. La correspondance sur le même sujet qu’il entretint avec Leibniz de 1692 à 1701 aboutit de part et
d’autre à une impasse.
L’attitude de Bossuet dans le gallicanisme est complexe. Imbu par sa famille des principes parlementaires traditionnels, il n’en soutint pas moins longtemps sur ce point des opinions modérées. À l’Assemblée du clergé de 1682, ce fut plus par déférence au roi et à Harlay, archevêque de Paris, que par conviction qu’il se fit le rédacteur des fameux quatre articles de la Declaratio cleri gallicani, charte dé-
sormais du gallicanisme. Mais ensuite il se prit à son propre jeu et entreprit une volumineuse justification latine, la Defensio declarationis, à laquelle il travailla par intervalles jusqu’à sa mort, mais que l’accord survenu entre Louis XIV et le Saint-Siège ne lui permit pas de publier. Il y fait montre en latin des mêmes qualités d’écrivain et de polémiste qu’en français. En fait, la postérité associa le nom de Bossuet au gallicanisme, et le XVIIIe siècle lui en fit une gloire.
Deux polémiques pèsent particuliè-
rement lourd sur la mémoire de Bossuet : d’abord celle du quiétisme, où il poursuivit la malheureuse Mme Guyon d’une haine tenace, allant jusqu’à provoquer en 1695 l’incarcération de la pauvre femme, et où il usa contre Fé-