Il paraît intéressant de mettre en parallèle ces notes psychosociologiques de K. Marx avec les analyses célèbres de Max Weber dans son étude l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905 ; trad. fr., 1964). Alors que Marx déduit du système économique la personnalité des agents sociaux qui, constitués par ce système même, le font fonctionner, Max Weber cherche à comprendre quel système de valeurs, quel visage de la liberté de l’homme, quel type de personnalité ont rendu possible — dans leur rencontre avec les faits objectifs — le capitalisme industriel. Marx part du capitalisme pour comprendre le bourgeois ; d’une certaine façon, Weber part du bourgeois pour comprendre le capitalisme. Mais, dans des
tons différents, les deux « portraits » se recoupent, et la réalité psychologique de la bourgeoisie du XIXe s. apparaît. Peut-être peut-on ajouter que Max Weber donne l’analyse du vécu idéologique de la bourgeoisie se mystifiant elle-même, le portrait qu’à elle-même elle se donne pour légitimer sa pratique.
Max Weber et l’approche
psychosociologique de la bourgeoisie Selon Max Weber, c’est la rencontre entre la conception calviniste du monde et les facteurs économiques accumulés par la féodalité qui rendit possible la naissance du capitalisme. Le puritain, dont Weber construit l’idéal type, est en quelque sorte ce bourgeois père de notre monde. Il lui attribue plusieurs caractéristiques.
1o le refus de tout mysticisme. Avec le calvinisme, écrit-il, « dans l’histoire des religions, trouvait son point final ce vaste processus de « désenchantement » du monde qui avait débuté avec les prophètes du downloadModeText.vue.download 27 sur 573
La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 4
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judaïsme ancien et qui, de concert avec la pensée scientifique grecque, rejetait tous les moyens magiques d’atteindre au salut comme autant de superstitions et de sacrilèges ».
2o l’éloge du travail comme moyen de confirmer son salut. « Afin d’arriver à cette confiance en soi, le travail sans relâche dans un métier est expressément recommandé comme le moyen le meilleur. Cela, et cela seul, dissipe le doute religieux et donne la certitude de la grâce. »
3o l’éloge de la continence et de l’ascé-
tisme. De sorte que les fruits du travail ne peuvent avoir d’autre destination que le réinvestissement dans le circuit économique et qu’ainsi se réalise le paradoxe d’une société qui promet, en échange du travail, l’abstinence comme loi morale et non la consommation comme fruit.
Et Weber conclut avec amertume : « Le puritain voulait être un homme besogneux
— et nous sommes forcés de l’être. »
Si on essaie de regrouper les éléments qui permettent d’esquisser une psychologie de la bourgeoisie définie comme classe dirigeante du fait qu’elle possède à la fois l’autorité matérielle, économique et politique, on retiendra un certain nombre de traits pertinents.
y S’enrichir et utiliser cette même richesse à son accroissement même. C’est là la diffé-
rence entre les bourgeois et les anciennes classes féodales, qui utilisaient l’argent à des usages extra-économiques, de jouissance et de prestige. Citons pour exemple B. Franklin, qui conseille : « Pour six livres par an tu peux disposer de cent livres, pourvu que tu sois un homme d’une prudence et d’une honnêteté reconnues. Celui qui, chaque jour, dépense un groschen inutilement, dépense inutilement six livres par an, ce qui est le prix qu’on paie pour disposer de cent livres. Celui qui, chaque jour, gaspille une partie de son temps qui vaudrait un groschen (peut-être deux minutes), perd, l’un dans l’autre, la disposition de cent livres par an » (cité par Max Weber).
y Oser, entreprendre, innover. J. Schumpeter a noté l’importance de la différence entre les sociétés « statiques », où la tradition règle production et consommation, et la société bourgeoise « dynamique », résultant de l’apparition de l’esprit d’entreprise.
L’entrepreneur capitaliste, Schumpeter le décrit inquiet, agité, fiévreux, à l’affût de nouvelles inventions et de combinaisons originales, pris dans un système — que Schumpeter compare à une bicyclette —
qui ne se soutient que par son déséquilibre et par son mouvement en avant.
y Se battre avec énergie, réussir ou échouer individuellement. Dans un univers économique de concurrence et de liberté comparable, d’une certaine façon, à une jungle, chacun doit d’abord compter sur lui-même et faire la preuve de ses qualités personnelles. La victoire effacera l’improbité né-
cessaire des moyens utilisés. Le bourgeois se voit comme un chevalier d’industrie.
Nous avons parlé de la bourgeoisie du XIXe s. comme si elle était une classe homogène. Nous ne nous dissimulons pas combien le procédé prête à critique. De même qu’on ne saurait confondre les bourgeois du Moyen Âge, maîtres de jurande, la bourgeoisie manufacturière du XVIe s. et la
grande bourgeoisie industrielle du XIXe s., de même cette dernière bourgeoisie doit-elle être définie plutôt comme l’association stratégique de groupes sociaux ayant un intérêt général commun quant à l’organisation de la société et des clivages politiques internes très nombreux que comme une entité globale.
Marx lui-même, simplificateur à l’ex-trême quand il construit le concept de
« classe bourgeoise » opposé à celui de « classe prolétarienne », lorsqu’il se tourne vers l’empirisme et qu’il analyse une conjoncture (la Lutte des classes en France, le 18-Brumaire de Louis Bonaparte) décrit toujours une classe morcelée et met au jour les rapports de forces entre les diverses fractions de la bourgeoisie avec les tactiques particulières à chacune d’entre elles.
La bourgeoisie au XXe siècle
Cette diversité n’a fait que s’accentuer au XXe s. Le XIXe siècle a vu la conjonction, dans un même lieu historique et social, des fonctions de puissance économique (la propriété des moyens de production), d’autorité politique (la conquête de l’appareil d’État) et de diffusion idéologique (l’universalisation des normes propres à la classe bourgeoise, par la médiation
— entre autres — de l’école). En ce sens, l’analyse que fait Marx de la classe bourgeoise trouve sa légitimité. Mais peut-être n’est-ce qu’une légitimité de conjoncture que notre siècle met en question.
Le XXe siècle, en effet, manifeste des tendances originales.
— L’accroissement du secteur tertiaire et l’élévation générale — dans l’inégalité sociale certes — des revenus et des niveaux de vie font advenir une classe moyenne très nombreuse à la possibilité d’une consommation ostentatoire qui n’était accessible jusqu’alors qu’aux bourgeois.
— La concentration du capital oblige à modifier les conditions d’exercice du pouvoir économique et à séparer les fonctions de propriété de celles de gestion. Ces dernières échoient à des salariés d’un type nouveau, constitués en couche dirigeante particulière : les directeurs d’entreprises, les « managers ».
— Enfin, l’autonomisation relative de
l’État, résultant du fait que celui-ci est devenu partie prenante dans la « société civile », c’est-à-dire la sphère de l’économie, engendre une nouvelle couche bureaucratique : les grands commis, les hauts fonctionnaires techniciens. On pourrait, du reste, faire d’intéressants rapprochements avec la bourgeoisie du XVIIe s. et la noblesse de robe qui servaient la monarchie.
À ces clivages sociaux qui multiplient les « couches privilégiées » s’ajoute, dans une société industrielle de consommation, le rôle homogénéisateur des mass media, lesquels présentent les mêmes modèles de vie à tous les individus, par-delà des hiérarchies de revenus ou de prestige.