Ils le nourrissent de leurs idées, de leurs sentiments personnels, de leurs rêves, de leurs projets, de leurs souvenirs et de leurs ferveurs. Les gestes et les propos de leur héros fictif — cette sorte de double qu’ils rudoient et qu’ils aiment —, leurs colères rentrées, leurs admirations, leurs attendrissements, leurs envies et leurs indignations, ils les mettent au compte des personnages, créatures bien commodes pour discrè-
tement dire son fait à tout un chacun et porter un jugement sur le gouvernement de la société. Ces deux innovations, l’une dans le contenu du récit, l’autre dans la nature du héros, caracté-
risent la nouvelle littérature.
Ainsi, Cervantès apparaît comme le témoin de son temps. Son oeuvre corrige heureusement l’histoire telle qu’on l’écrit, cette histoire globale objective qui n’a jamais été vécue par personne.
Sous le règne de Philippe II, la nation espagnole s’épuise dans une lutte à la fois vaine et glorieuse. Son empire sur l’Europe et sa défense du catholicisme subissent de graves revers. Vient le temps de la désillusion et de la nostalgie. On rêve d’un monde chevaleresque où le héros eût toujours triomphé. Dans son oeuvre, Cervantès montre à la fois la vanité et la grandeur des entreprises humaines. Tout émeut son esprit vif et sensible. Le concile de Trente, dont les effets altèrent la vie sociale et la vie religieuse à partir de 1563, l’emprise croissante de la Compagnie de Jésus sur l’éducation des élites et sur la politique des nations, la menace turque et l’expulsion des morisques chrétiens convertis à l’islam, le problème politique posé par les renégats en Afrique du Nord, la chasse démentielle aux chrétiens d’origine juive, la montée du pouvoir industriel et commercial flamand et anglais, la croissante pression du pouvoir bancaire et financier des Allemands, des Lombards et des Génois, tout cela provoque ses réactions spontanées et véhémentes ou ses analyses mûrement méditées. Il n’a de cesse de dire publiquement ce qu’il en pense : « Il n’y avait qu’à faire ceci, il n’y aurait qu’à faire cela. » L’auteur de Don Quichotte est un homme politique frustré. Mais son noble et malheureux héros, qu’il traite avec tant d’indulgence, console de son impuissance.
L’Espagne signe la paix avec
l’Angleterre (1604), une trêve avec la Hollande, un accord avec la Savoie, et l’infante Anne d’Autriche épouse Louis XIII, tandis qu’Isabelle de Bourbon épouse le futur Philippe IV. Il faut bien le constater, le destin des États n’est pas encore dans les mains des particuliers, même intelligents. Cervantès le sait. Mais il témoigne et le conteste : vox clamantis in deserto. Car le bon citoyen est celui qui clame et réclame quand chacun se tait ou fait la sourde oreille.
Certes, les opinions de Cervantès sur l’économie, la promotion sociale, l’éducation des jeunes gens de bonne famille (caballeros) et la politique al-gérienne au tournant des XVIe et XVIIe s.
n’intéressent plus aujourd’hui que l’historien de la société et des institu-
tions. Mais la hauteur de ses vues et la grâce de son génie sont telles que nous pouvons lire en filigrane nos propres perplexités devant les problèmes actuels de l’économie, de la promotion sociale, de l’éducation et même de la politique internationale. Lecteurs, nous sommes pris, il ne s’agit plus de lui, ni de l’Espagne en 1600, il s’agit de nous et de notre monde.
Une oeuvre se juge à la richesse et au nombre de ses interprétations possibles, à la vertu de son langage sur le lecteur, quel que soit le lieu, quelle que soit l’époque. Don Quichotte a fait l’objet récemment des commentaires de Lukács, de Michel Foucault et de Marthe Robert sur la nature du roman et ses rapports avec la société. Et il faudra toujours se référer à ce modèle quand, à l’avenir, on abordera ce thème inépuisable.
« La Galatea »
(Alcalá 1585, Galatée). L’oeuvre se présente comme la première partie en six livres d’une églogue en prose, c’est-à-dire d’un « livre » pastoral.
Cervantès raconte les amours traversées, heureuses et malheureuses, de plusieurs couples de bergers et de bergères : un amant meurt, l’autre devient ermite, plusieurs ne s’accordent pas, downloadModeText.vue.download 551 sur 573
La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 4
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certains se marient. Ils chantent au bord du Tage, et la poésie alterne avec la narration. La muse Calliope intervient et célèbre les poètes espagnols contemporains de l’auteur.
Rien, en cet ouvrage, ne reflète donc la réalité. Cependant, la Galatée est plus qu’un exercice de style, plus qu’un divertissement pour les gens de loisir. Quand une plume est libérée de la contrainte des faits, elle peut esquisser et créer un univers fictif idéal, elle explore le domaine du rêve, elle construit des temples et des chaumières, elle crée une nouvelle nature et un paysage neuf, elle aménage un antimonde où nous pouvons nous abriter du monde
détestable des faits vécus, diurnes et concrets, du monde des contraintes.
Cette fantastique histoire, comme les rêves, se passe partout et nulle part, maintenant et toujours. La grande affaire dans l’églogue, c’est l’amour, parce que l’amour est la grande affaire des rêveurs.
Toutefois, quelques passerelles
jetées à la hâte rattachent l’idée à la réalité : Naples, le Tage et l’épisode de Timbrio et Nisida, où l’on a cru déceler des allusions au passé de l’écrivain. Les personnages cachent, sous de rustiques pelisses, des personnes fort connues dont l’auteur sollicitait l’approbation, le patronage ou le mécénat : Diego Hurtado de Mendoza, l’auteur présumé du Lazarillo de Tormes, ici sous le nom de Meliso, mort en 1575
et dont les bergers visitent la tombe ; le poète Francisco de Figueroa, retiré à Alcalá, berger ici sous le nom de Tir-sis ; don Juan d’Autriche, le vainqueur de Lepante, qui, dix ans auparavant, avait recommandé le soldat Cervantès, en somme de beaux esprits et des coeurs généreux, tels qu’ils auraient eux-mêmes souhaité que l’éternité les changeât.
Élaborant son ouvrage, Cervantès se souvient de La Diana, livre pastoral de Jorge de Montemayor, des ouvrages de Bembo, de Boccace et de Castiglione. Les Dialoghi d’Amore de Léon l’Hébreu, philosophe néo-platonicien, commandent sa conception poétique.
Car les couples de bergers ne sont que les ombres portées de l’« Amour » et de la « Connaissance » (« Philon »
et « Sophia » respectivement chez Léon l’Hébreu), dont le dialogue, les échanges dialectiques tissent depuis l’aube des temps l’histoire de l’humanité sur la trame et l’ourdis des appétits individuels et des événements sociaux.
Cervantès attribue donc à ses modèles vivants, transformés en bergers, des mentalités archétypes et les fait vivre dans une Arcadie utopique, plus propice que l’Espagne à leurs débats et à leurs ébats.
Entre toutes ses oeuvres, Cervantès préférait La Galatea. On le comprend, même si on ne le suit pas : quand il l’écrivit à son retour de captivité, ce
fut sa façon de revendiquer son droit au rêve loin des tracas du monde, de défendre le sanctuaire de ses nuits apaisées. Pour mieux affirmer leur réalité contre les trompeuses apparences des jours tumultueux, il promit même d’écrire une seconde partie de La Galatea.
Les poésies
Lyriques ou burlesques, elles sont éparses dans La Galatea, dans certains recueils collectifs, dans le Don Quichotte, dans les Nouvelles exemplaires et dans les Comédies. En outre, le chant de Calliope (La Galatea) et le Voyage au Parnasse relèvent de la critique littéraire telle que la pratiquaient les Italiens.
Cervantès n’était pas doué pour la poésie, il le savait ; et ses contemporains, Lope de Vega entre autres, le lui dirent méchamment. Le corset du vers gênait sa fantaisie irrépressible. Et puis sa vision du monde n’a rien d’admirative, comme doit l’être celle des poètes lyriques ; elle est pathétique, et son expression littéraire repose sur la pitié, comme il convient à l’épopée ou à cette nouvelle forme de l’épopée que nous disons roman. Dès lors, on comprend que ses meilleurs vers soient inspirés du romancero, où le récit épique tient une grande place, et de Garcilaso, où un dialogue dramatique encadre l’expression des sentiments. Son heureux tempérament et son indulgence naturelle éclairent aussi quelques sonnets burlesques, qui ne versent jamais dans l’acre satire. Dans son style, Cervantès sacrifie aux goûts du jour ; il aimerait tant être un homme de lettres comme il faut. Quand il cultive la muse lyrique, c’est avec une révérence assez gauche et une certaine raideur compassée.