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Le théâtre

Cervantès porte à la comédie un goût qui lui vient de sa vision épico-dramatique du monde : partout il voit des contrastes, des oppositions, des contradictions, la défense et l’agression ; partout il entend des duos qui progressent vers l’union, mais aussi des dialogues de sourds ; il perçoit des choeurs accordés, mais aussi des soliloques sans

écho.

Entre 1582 et 1600, c’est son expé-

rience dramatique de l’histoire, la sienne et celle de l’Espagne, qu’il veut montrer sur scène : La batalla naval (de Lépante), El trato en Argel (Marchandages à Alger), El cerco de Nu-mancia (le Siège de Numance). Il réduit de cinq à trois le nombre des actes, et il introduit sur scène des personnages allégoriques. Il s’adresse ou croit s’adresser à un grand public adulte, et sérieux autant que lui-même.

Or, le théâtre de son temps était un théâtre de salon qui prenait Sénèque pour modèle. Son ressort, c’était la terreur du spectateur lettré devant la volonté implacable de Dieu et devant tous les morts qu’exige la Providence pour résoudre les problèmes historiques. Le public populaire voulait autre chose.

À son appel, Lope de Vega offrit aux jeunes générations le spectacle eni-vrant et allègre de leurs propres folies, de leurs déportements amoureux, de l’aventure et du risque. La foule accou-rut dans les corrales à ciel ouvert et laissa la tragédie classique aux érudits sénéquistes et autres trouble-fête. Les drames de Cervantès s’en tirèrent à bon compte, mais de justesse : « sans projectiles et sans huées », nous dit l’auteur. Il abandonna donc le théâtre.

Avant de mourir, il recueillera et publiera cependant huit comédies, alors vieillottes et maladroites, et huit intermèdes, gracieux et spirituels. Dans Numance (en quatre actes), il transforme une défaite de l’Espagne préromaine en un triomphe du courage et l’annonce d’une revanche dans les siècles futurs.

C’est que Cervantès ne se résigne pas encore au déclin de son pays : l’Angleterre, aujourd’hui, non plus que Rome, autrefois, ne viendra à bout de la vertu espagnole. En 1808-1812 et en 1936-1939, lors des deux grandes révolutions sociales par où passe la nation espagnole, Numance connut un regain de faveur. On y voulait voir la lutte hé-

roïque, malheureuse certes, mais riche d’espoir, d’un peuple opprimé contre ses oppresseurs. El rufián dichoso (le Truand béatifié) présente la conversion et la mort édifiante d’un mauvais garçon. Le thème, très commun en ce temps, s’accordait parfaitement avec la bonne nature de Cervantès, qui fait

toujours confiance aux hommes et ne voit dans leurs méfaits que des égare-ments passagers.

Les sujets des saynètes sont empruntés à la vie populaire ; mais le peuple n’en sort pas flatté. On le peint mé-

chant, laid, grossier ou prétentieux.

Cette caricature devait plaire (et plaît encore) à un public citadin et bourgeois, certain de sa supériorité morale et intellectuelle ou bien soucieux de prendre ses distances par rapport à la plèbe et à la paysannerie. Rien n’est plus arbitraire, rien n’est moins réaliste. Heureusement, les saynètes valent par la grâce du langage et de l’image, l’engouement sans malice et le comique élémentaire des bévues et des coups de bâton. L’une d’elles retient l’attention, El retablo de las maravillas (le Retable des merveilles), où l’on voit de naïfs villageois ridiculisés pour leur racisme et leur stupide conformisme par un baladin sans vergogne.

Les « Nouvelles

exemplaires »

Cervantès reprend la structure des

« novelle » italiennes, celles de Boccace, de Bandello, de Giraldi Cintio ; mais il leur donne un contenu édifiant.

À mon âge, écrit-il dans la préface, on ne joue pas avec le salut de son âme.

Aussi est-il amené à modifier en 1613, lors de leur publication, le dénouement de certaines d’entre elles qu’il avait écrites au tournant du siècle. Pour expliquer ces remaniements, on dit aussi qu’il voulut se concilier la censure ecclésiastique, devenue plus sévère ; on dit encore qu’il visait à atteindre un nouveau public, moins indulgent pour les écarts de conduite de la jeunesse. Quant à la forme, Cervantès a conscience d’ouvrir une voie neuve dans le domaine des lettres. Il déclare :

« Je suis le premier en Espagne à avoir écrit des nouvelles. » Malheureusement, cette voie était bouchée. Le genre dut attendre près de trois cents ans et l’ère du réalisme pour retrouver sa vigueur première.

En quoi consiste la nouvelle : c’est une brève narration en général inscrite dans une longue série conventionnelle (Décaméron, Heptaméron, etc.) ou

interpolée dans un long récit à épisodes (Guzmán de Alfarache, Don Quichotte). Première innovation : Cervantès la libère des cadres traditionnels, il la rend autonome et cohérente en soi.

Deuxième innovation : il groupe dans ce recueil douze nouvelles, pour la plupart sans liens entre elles, tout comme on groupait en une « parte » douze comédies nouvelles pour faciliter leur diffusion. Troisième innovation : il diversifie les règles fondamentales auxquelles obéissait ce petit genre italien.

Voici un classement et des définitions. Les nouvelles typiquement ita-downloadModeText.vue.download 552 sur 573

La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 4

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liennes sont au nombre de trois : El amante liberal (Un amant généreux), La fuerza de la sangre (le Sang hérité) et La señora Cornelia. Cervantès y raconte une courte aventure, en géné-

ral galante. Autour du couple tournent quelques personnages, parents, amis, rivaux. Le décor est fait de circonstances qui permettent de fixer une date et un milieu. En somme, la fiction consiste à créer un minuscule microcosme isolé et entièrement irréel à partir de deux amants qui se prennent pour le centre de tout le monde ; et la vraisemblance consiste à raccrocher le récit imaginaire à quelques éléments concrets dont l’existence ne peut être mise en doute, par exemple Barcelone, Saint-Jacques-de-Compostelle, Palerme, le duc de Ferrare et la maison d’Este, et cela dans un passé tout récent, où chaque lecteur retrouve une part de sa vie et de son expérience.

Notons encore que la nouvelle rejoint la longue narration byzantine par quelques-uns de ses procédés : séparations et retrouvailles, identités cachées ou même ignorées des personnages eux-mêmes, énigmes et accumulation des épisodes entravant leur solution, traverses et obstacles vaincus par l’amour obstiné d’un couple qui sait ce qu’il veut, amoureux sans doute, mais sans passion déraisonnable.

Dans sa seconde formule, Cervantès force volontiers sur la vraisemblance.

C’est le cas de La gitanilla (Petite Gitane), de La española inglesa (Une Espagnole d’Angleterre) et de Las dos doncellas (Deux Jeunes Filles en travesti). Là, le voyage, devient l’axe des aventures. Ainsi, la route suivie par les gitans les mène à la prison de Murcie ; les navigations entre l’Espagne et l’Angleterre sont toujours agitées, et la poursuite de deux garçons itinérants permet de décrire du pays. Cette novation est importante. Cervantès amorce ainsi le « Bildungsroman », le roman de l’apprentissage ou de la formation d’un adolescent tout en ramenant le récit à son origine épique : le périple, le voyage d’Ulysse, l’Odyssée.