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La troisième formule de la nou-

velle chez Cervantès est plus brillante encore. C’est Rinconete y Cortadillo (Deux Aimables Petits Vauriens), La ilustre fregona (Demoiselle et servante), El casamiento engañoso (Un mariage frauduleux), El celoso extremeño (Riche, vieux et jaloux). Les personnages sont pourvus d’un caractère individuel qui colore et va même jusqu’à modifier leur conduite ou leur comportement, pourtant stéréotypés et dus à leur classe et à leur âge. C’est une révolution dans l’art du récit. Ainsi, la

« noblesse » d’un noble ne va pas toujours de soi, et, dans ce que l’on tient pour le tiers état, il y a de tout, des riches avares, des malandrins généreux, des larrons disciplinés, des policiers corrompus, des marchands trompés sur la marchandise et des coeurs fiers cachés sous des guenilles. Sans doute, au dénouement, Cervantès se sent-il contraint par les conventions tant litté-

raires que sociales d’anoblir ses géné-

reux picaros ou bien de remettre à leur place les gueux qui s’en font accroire.

Mais la diversification psychologique opérée ici permet d’infinis et de subtils mélanges entre la condition sociale, la condition personnelle et la condition humaine dans chaque être de fiction.

Il existe enfin une quatrième catégorie de Nouvelles exemplaires. En effet, le récit disparaît presque entièrement dans ces deux morceaux de bravoure, El licenciado vidriera (Maître Thomas de Verre, licencié) et El coloquio de los perros (les Confidences de deux chiens). Du moins, le récit perd toute

cohérence, car il n’aboutit pas. El licenciado vidriera rapporte les longues pérégrinations d’un étudiant devenu soldat en Italie et revenu à Salamanque.

Un mauvais sort jeté par une femme amoureuse lui a fait perdre toute la sagesse acquise dans la fréquentation du monde. Il se croit fait de verre et, comme le verre, fragile et translucide.

C’est un fait que sa lucidité lui permet de résoudre maintes énigmes et sa sagesse de dénouer maints embarras. Ce fou est porteur d’une science populaire accumulée dans les apophtegmes, les proverbes et sentences traditionnelles.

Comme il n’y a pas d’imbroglio qu’il ne dénoue sur-le-champ, l’intrigue se dissout et ses complications ordinaires s’estompent. Ainsi, la nouvelle cesse d’être l’illustration singulière d’une leçon de morale géniale. Le licencié de verre se borne à montrer et à amuser (« enseña deleitando ») avec la même promptitude et la même adresse stupé-

fiante que le prestidigitateur à la foire.

Le genre de la nouvelle connaît

un dépassement distinct, mais qui le met également en péril, dans El coloquio de los perros. Le regard lucide de l’homme de verre fait place ici au regard cynique des chiens. Au cours d’une conversation qui dure toute une nuit, deux chiens de garde racontent la vie de leurs nombreux maîtres depuis qu’ils sont nés : ils ont la langue bien pendue et le coup de croc sans pitié.

L’hypocrisie est dénoncée, les laideurs exposées, les vices mis à nu, et les illusions dégonflées.

Ce qui a dû coûter le plus à Cervantès dans cet impitoyable réquisitoire, ce fut de détruire les illusions des réformateurs politiques : car il s’était compté trop longtemps parmi eux. Ce texte n’est ni réactionnaire ni révolutionnaire : il démolit. Et le genre de la

« nouvelle » s’abolit lui-même dans ce chaos de condamnations sans appel.

Le recueil des douze Novelas ejemplares connut un grand succès en Espagne, en France et en Angleterre.

Il fit sortir le petit genre de son cadre traditionnel, le salon littéraire, où chacun débite à tour de rôle un morceau de bravoure de sa confection. Tirso de Molina avait tort, qui voyait en Cervantès « notre Boccace espagnol ».

Dans une lettre à Schiller datée de 1795, Goethe, plus justement, en souligne l’originalité, la spontanéité et la grâce. La nouvelle « nouvelle », désormais isolée, n’a plus rien de frivole.

Or, cette émancipation du genre est en 1614 l’aboutissement d’un long processus. Cervantès lui-même insérait encore en 1605 des nouvelles dans le corps du récit de son Don Quichotte : une bergerie (Marcelle et Chrysostome), l’histoire d’un captif (nourrie de son expérience) et un cas psychologique à la manière italienne (le Curieux impertinent). En 1615, dans la seconde partie de Don Quichotte, il condamne et excuse l’interpolation de ces récits hors d’oeuvre. Les épisodes, dit-il, doivent surgir de l’action principale et autour d’elle. La cohérence exclut les digressions, les nouvelles détachées. Ainsi, le génial Cervantès forgeait dans l’espace de quelques années deux genres originaux : la nouvelle et le roman.

« Los trabajos de Persiles

y Segismunda, historia

septentrional »

Quatre jours avant sa mort, Cervantès dédie ce roman « byzantin » au comte de Lemos : Voyages de Persiles et de Sigismonde aux régions septentrionales, 1617. Pour lui, c’est fini, il le sait. La veille il a reçu l’extrême-onction. Du moins, il laisse derrière lui, dit-il, un ouvrage digne d’Héliodore (l’auteur des Éthiopiques), « le pire ou bien le meilleur des ouvrages écrits en notre langue pour passer le temps ».

Jusqu’au dernier moment donc, Cervantès confie sa gloire posthume à ses oeuvres les plus traditionnelles, calquées sur les modèles anciens : Don Quichotte, et les nouvelles ne sont pour lui que des écarts, des fantaisies, des caprices personnels et sans portée.

Persiles est l’héritier du royaume de Thulé, et Sigismonde est la fille du roi de la Frise. Ils errent à l’aventure au pays des glaciers et des neiges éternelles ; ils sont prisonniers, ils font naufrage et, après avoir survécu miraculeusement à maints périls, ils arrivent à Lisbonne, traversent l’Espagne jusqu’à Barcelone et, par la Provence et la Lombardie, rejoignent Rome. Dans

la capitale du monde, ils s’épousent.

Cervantès a versé en ce livre — qui n’est pas un roman, qui n’en a pas la cohérence — ses lectures et son expé-

rience, sa verve et son imagination, son goût de l’aventure et des aventuriers et sa curiosité irrépressible pour les marges de la science, l’astrologie, les phénomènes métapsychiques et pour les limites de la condition humaine, bref pour les plus dures épreuves physiques et morales dans le Grand Nord de notre continent et de notre monde intérieur. Partout, il trouve des bergers d’Arcadie, partout il trouve des héros, des chevaliers errants. Et plus sont longues les nuits, comme dans les terres du pôle, plus beaux et plus riches les rêves.

Les lecteurs de Cervantès se sont détournés de son dernier roman : une clé s’est rouillée, un secret s’est perdu.

Ils ne veulent y voir qu’une histoire ro-cambolesque ; l’interprétation allégorique et morale leur échappe. Lorsque, au milieu du siècle (El criticón, 1651-1657), Baltasar Gracián contera les aventures d’Andrenio, l’homme de la nature, et de Critilo, son double et son critique, entre l’île de Sainte-Hélène et Rome, en passant par l’Espagne et par la France, il ne se fera pas mieux entendre. Car les connaissances encyclopédiques, mal à l’aise dans le cadre de ces récits à épisodes, s’exprimeront dès le XVIIIe s. dans le cadre de l’essai ou de l’article de dictionnaire ou de revue.

Persiles y Segismunda répondait à un besoin du temps. L’ouvrage ne correspond pas à nos exigences aujourd’hui.

« Don Quichotte »

Le dessein initial

Il est vraisemblable que l’ouvrage a circulé sous une forme manuscrite ou a été lu, du moins en partie, dès 1604. En janvier 1605, il paraît à Madrid sous le titre La primera parte del ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha. En 1614, à Tarragone, dans le royaume d’Aragon, sort, sous le nom emprunté d’Alonso Fernández de Avellaneda, une seconde partie, faite d’une série downloadModeText.vue.download 553 sur 573