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La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 4

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d’épisodes attribués aux deux personnages devenus entretemps « folkloriques », Don Quichotte et Sancho Pança. Ce procédé n’a rien de choquant. Il est même tout à fait légitime et traditionnel dans le genre chevaleresque et pastoral. En 1615, à Madrid, Cervantès donne sa seconde partie et, pour clore une série éventuelle qu’il redoute, il fait mourir son héros.

Dès l’abord, le propos est délibéré.

Il s’agit d’en finir avec les livres de chevalerie, avec cette littérature mensongère et pernicieuse dont s’était nourrie toute sa génération. Un épisode du roman confirme la véhémence des sentiments de l’auteur devant leurs histoires invraisemblables et insensées : la bibliothèque de Don Quichotte est condamnée au bûcher. Sans doute, ce feu de joie cache-t-il la profonde affection que Cervantès lui-même avait portée naguère à ces livres et la désillusion qu’il éprouva lorsque la quotidienne réalité donna un cruel démenti aux rêves et aux généreux projets qu’ils avaient suscités en son esprit. De fait Don Quichotte met en question non seulement le genre chevaleresque, mais toute la littérature de fiction. Parallèlement, il traduit le désabusement d’une élite, celle des lettrés, lorsque, au début du règne de Philippe III, le royaume naguère si orgueilleux dut négocier avec ses ennemis pour survivre, renon-

çant ainsi aux chimériques espoirs d’un retournement politique et religieux en Europe entre 1550 et 1600. Car sous le règne de Philippe II, le prince

« bureaucrate », l’intelligentsia avait tenu les rênes du pouvoir à tous les échelons, depuis les Conseils, organes de l’Administration, jusqu’aux favoris. Grands commis et fonctionnaires zélés, ils étaient tous, comme Cervantès lui-même, de moyenne extraction, bien formés dans les collèges d’Alcalá et de Salamanque, et soucieux du bien public. L’avènement du nouveau roi en 1598 marque la fin de leur influence.

La frivole jeunesse dorée afflue vers Madrid, la nouvelle capitale, et la transforme en un lieu de plaisir et de

débauche. Ses jeux galants, sous cape et dans les nouveaux quartiers de la ville, fournissent la matière de la jeune comédie espagnole, qui se moque des barbons sentencieux. Cervantès a cinquante-sept ans. Il comprend qu’à son âge on ne se bat plus contre des moulins à vent. Et la part de lui-même qui rêve encore de victoire sur le mal il la délègue à son double, un être de fiction, le ridicule et pathétique Don Quichotte.

Affaire de tempérament person-

nel ou bien mentalité de l’Espagnol en cette décennie, la désillusion chez Cervantès n’a rien d’amer ni de tragique. On prend acte de l’effondrement social et moral ; on sourit des mésaventures de l’idéalisme ; on s’amuse de son échec : le monde est ainsi fait.

Un nouveau sentiment prend forme, une « humeur » particulière propre à ceux qui sont capables, prenant leurs distances par rapport à eux-mêmes, de se gausser de leurs propres déconvenues. Cinquante ans auparavant, les hommes sages se moquaient de la folie des autres : c’était l’ironie. En 1600, ils se prennent eux-mêmes en pitié : c’est l’« humour ».

Un nouveau genre

Or, la pitié est le ressort même d’un genre littéraire classique, l’épopée, où le héros, accablé d’épreuves par une cruelle divinité, sait les surmonter toujours. Le lecteur (ou l’auditeur) versait sur lui les tendres larmes de la compassion. L’épopée est donc un chant héroïque. L’harmonie du nombre, du vers, sous-tend le récit des prouesses et des victoires d’un élu des dieux.

Cependant, l’Arioste recourt à un vers déjà prosaïque pour conter les folies amoureuses de son Roland (Orlando furioso). Cervantès, qui s’inspire de cet exemple, le pousse à bout. Pour lui, la pitoyable épopée de son Don Quichotte n’est pas due à la vindicte de quelque dieu implacable. Il n’y a donc pas lieu d’employer le vers sublime, l’hendé-

casyllabe. D’autre part, si son héros était vraiment fautif, Cervantès dirait ses malheurs en vers courts et sans apprêts. Mais l’hidalgo est victime de la société qui lui refuse son accord, de l’humanité qui renie l’harmonie divine de l’âge d’or, du monde cruel, irrationnel, absurde, chaotique, incohérent,

inconsistant, qui le berne et le bafoue, un monde fait rien que d’apparences et qui dément avec brutalité l’existence de l’absolu, l’existence du réel et la possibilité même du Beau, du Bon et du Vrai. Quand l’harmonie disparaît, le vers devient prose, et l’épopée se change en roman. Don Quichotte est un downloadModeText.vue.download 554 sur 573

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roman. Comme le poème épique, dont il prend le contre-pied, il est composé d’épisodes tournant autour d’un axe : les exploits, les prouesses du héros, entendez, en ce cas, les mésaventures d’un homme intègre dans un temps sans mesure et dans un milieu déréglé.

Pourtant, Don Quichotte porte

témoignage : l’honneur, la justice, la valeur ne sont pas morts puisqu’on les moque, puisqu’on le berne, puisqu’il contraint la déraison à se mesurer avec eux et avec lui. Il arrive qu’au cours du récit la pitié fasse place à l’admiration, la prose narrative au morceau oratoire sur le bonheur agreste, sur les rapports entre la pensée et l’action (entre les lettres et les armes) et sur les charmes de l’amour désintéressé.

Alors, le ton s’élève, et la phrase devient plus nombreuse, plus mélodieuse.

Parfois même, la poésie lyrique, avec son pur étonnement, apparaît au détour d’un lamentable épisode. Ce nuance-ment lyrique n’affecte pas toutefois le caractère essentiellement épique de l’ouvrage. En 1600, l’âge est passé de l’éblouissement devant les mondes inconnus et les vertus, les virtualités insoupçonnées de l’homme. Renaissante et humanisme sont révolus. Cervantès regarde parfois en arrière : quel poète eût-il été au temps de Camões ! Hélas, le soleil s’est couché à jamais sur l’empire de Charles Quint, la poésie n’est plus de mise. D’ailleurs, l’inspiration lui manque. Il sera prosateur.

Or, la rhétorique le dit, il ne peut y avoir de pure épopée. La narration héroïque, même infime, même sur le plan d’un roman, doit se nuancer non seulement de lyrisme, mais encore de drame. Cervantès est donc amené à

introduire le dialogue dans son récit.

C’est son mérite et son originalité d’avoir refusé le colloque rigide du XVIe s. et adopté la conversation sans apprêt, presque naturelle des gens de bon goût. Il n’en pouvait trouver le modèle ni dans l’intermède, au langage souvent vulgaire, ni dans la comédie espagnole, toujours versifiée. Il emprunte encore au genre dramatique ses effets de « suspens ». Les récits de Don Quichotte s’interrompent brusquement parfois, pour rebondir deux ou trois chapitres après, comme au théâtre les scènes s’entrelacent et se renouent à distance. Mais il reste que Cervantès refuse le dénouement de type théâ-

tral, car les événements qui affectent l’homme n’ont pas de cesse, n’ont pas de fin. C’est pourquoi il avait échoué sur la scène, laissant le sceptre de la nouvelle comédie au grand Lope de Vega, qui, lui, ne voyait dans le monde que des conflits, des joutes, des duels, des tête-à-tête amoureux, des querelles et des réconciliations. Notons ici toute la différence qui va de l’épisode romanesque à la péripétie théâtrale, de l’intrigue romanesque à l’action théâ-

trale. Don Quichotte ne cesse de vivre, ne cesse de mourir, tandis que, sur les planches, un Don Juan ou un Rodrigue, en cinq ou six coups de théâtre, résolvent leur affaire dans la mort ou dans le mariage.

Les personnages

Il en a coûté à Cervantès de tuer son héros. Don Quichotte meurt-il de tris-tesse ou de désabusement comme on l’a dit ? C’est simplement que l’auteur n’avait plus le temps d’écrire un troisième livre où son double fût devenu berger, et de plus il voulait interdire à quelque larron d’écrire sous un nom d’emprunt une quatrième suite d’épisodes, des aventures sans rime ni raison qu’on attribuerait à ses deux chers personnages.