Выбрать главу

Entre l’auteur et le couple Don Quichotte et Sancho Pança, il existe des liens très étroits, mais peu apparents.

Ainsi, ils ont tous trois à peu près le même âge et ils franchissent avec une même irrépressible vitalité les traverses de leur existence. Avec les chevaliers errants et leurs écuyers de l’histoire et

des livres, ils partagent une semblable révérence pour les vertus cardinales : la Justice, la Prudence, la Tempérance et la Force d’âme, même lorsqu’ils n’y atteignent pas. Et ils donnent des vertus théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité, une version tout humaine : la confiance, l’espoir et la générosité.

Toutes ces dispositions de l’âme qu’ils admirent ou de près ou de loin donnent à leur personne, quels que soient leurs succès ou leurs mésaventures, la qualité suprême : la valeur, la vaillance.

Ainsi, la valeur de Sancho l’écuyer —

l’apprenti chevalier — se mesure à ses quelques victoires sur la peur, sur ce sentiment premier de l’homme sans raison, de l’homme insensé. Don Quichotte lui-même ne tient pour victoires que celles qu’il remporte sur lui-même.

Ses plus cuisantes défaites lui offrent l’occasion de se dominer : elles confirment sa vaillance. Ses aléas passagers et relatifs témoignent paradoxalement de l’immuable présence des absolus, de l’absolu au coeur de l’homme. Quant à Cervantès, nous savons que, aux prises avec l’adversité, il n’a jamais désespéré. Dans son ultime message adressé au comte de Lemos, c’est avec le sourire aux lèvres qu’il affronte la mort.

Créature de fiction et créateur refusent ensemble l’attitude et, donc, la philosophie des stoïciens : car ce n’est pas avec résignation et mépris qu’ils acceptent les coups du sort contraire ; ils ne cessent, au contraire, de réagir au nom des principes et des idées contre ce qui, aux yeux des autres, devait apparaître inéluctable, contre la condition sociale ou la condition mentale de l’homme.

Le manant Sancho lui-même, qui, parfois, tergiverse, se rallie toujours en fin de compte aux idéaux de la chevalerie : n’appartient-il pas de corps, de coeur et d’esprit au système, au vieux régime féodal ? N’est-il pas l’homme lige de son seigneur naturel ?

Or, jusqu’à Cervantès, le héros, en tant que personnage, obéissait à certaines lois traditionnelles qui remontaient à l’origine de la poésie épique.

Les êtres de fiction d’Homère et de Virgile assumaient la double condition, céleste et humaine, de leurs géniteurs, des dieux et des bergères d’Arcadie : ils en avaient les défauts et les vices ; leurs comportements n’étaient pas

indiqués comme exemples à suivre ou paradigmes. Les poètes se limitaient à chanter les destins de leurs personnages, apportant de la sorte une explication et une justification de leur stupre ou une consolation pour celui des auditeurs. Car on ne saurait se montrer plus sévère pour les hommes que pour les divinités. D’ailleurs, excès (ou vices) et manques (ou défauts) ne sont que des accidents dans le mélange des humeurs, c’est-à-dire dans leur tempérament. De là vient que la médiocrité ou la faiblesse particulières aux hommes sans vertu (au sens propre), sans force vitale commencent à se manifester dans la littérature héroïque du XVIe s.

Or, le genre épique connaît un nouveau tournant lorsque les poètes s’emparent de Roland et d’autres personnages lé-

gendaires de la cour de Charlemagne et de la cour du roi Arthur. Les héros à la nouvelle manière connaissent nos communes misères, bien qu’ils échappent à nos humiliations et à nos déboires. La folie (la « furia ») les élève au-dessus des contingences. Cervantès s’en souvient quand il envoie Don Quichotte faire le pitre tout seul dans la sierra Morena. Une autre étape dans l’évolution du personnage est franchie avec les romans de chevalerie en prose surgis de la souche d’Amadis. Le héros devient un parangon et un modèle presque à notre portée, et son comportement est présenté comme un paradigme à notre adresse. Il vole de victoire en victoire malgré les em-bûches, les jalousies et les trahisons.

Les lecteurs des livres de chevalerie, sainte Thérèse, saint Ignace de Loyola, Cervantès en son jeune temps, ont cru à l’efficacité de leur exemple sur les hommes et sur le destin du monde. Or, la vertu est trop facile lorsqu’elle est portée par le succès. Combien plus honorable, « fameuse », devient-elle lorsque le héros maintient ses principes et ses fins, son réseau d’absolus, à travers les échecs et en dépit de l’hostilité d’une société sordide.

Voilà la grande trouvaille de Cervantès. La société a beau se dégrader, Don Quichotte avec Sancho n’en démordent pas : ils se réfèrent, non sans trouble, non sans vacillations, mais avec une candeur, une naïveté originelle, à l’âge d’or parmi tous les coeurs de pierre

et toutes les âmes de plomb qui les entourent. Un pas de plus, Rousseau inventera le roman de l’éducation et Goethe celui de l’apprentissage : ils montreront comment garder intactes les valeurs dans un monde dégradé ; deux pas de plus, Balzac inventera le roman moderne et montrera comment une âme innocente se corrompt dans un milieu pourri.

D’autre part, Cervantès retient la leçon de l’humanisme. Les héros ne sont pas nés de la cuisse de Jupiter. Ils s’appellent alors Chascun, Jedermann, Everyman ; nous dirions aujourd’hui

« il uomo qualunque ». Plus caractéri-sés, on les nomme Jacques Bonhomme ou Ulenspiegel et, en Espagne, Lazarillo, Pierre le Malicieux dans la co-médie (Pedro de Urdemalas) ou bien Sancho comme tout le monde, ou bien Don (Maître Un tel) comme presque tout le monde (car les Espagnols se persuadent qu’ils sont de sang noble, qu’ils sont « hidalgos »). C’est le cas de Don Pablo le Fureteur (El Buscón de Quevedo) ; c’est celui de Don Quijote, nom que l’on aimerait traduire par Maître Alphonse de Cuissard et Cotte de Mailles, gentilhomme. Cervantès voulait créer deux antonomases : il y a réussi. Don Quichotte et Sancho Pança sont non seulement ses doubles, mais ceux de ses lecteurs, les nôtres.

Puis, une tradition littéraire le guide.

En son temps, il était exclu qu’un écrivain se donnât à lui-même la parole.

La convention voulait qu’il se dissimulât sous les traits d’un bouffon (« gracioso ») pour dire à tout un chacun (même au public, même au roi) ses quatre vérités. Car le fou est irresponsable : Dieu parle par la bouche de l’innocent, de l’idiot du village. Le fou domestique, à la Cour par exemple, joue le rôle indispensable de porte-parole du peuple : vox populi, vox dei ; il est tout downloadModeText.vue.download 555 sur 573

La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 4

2234

à la fois l’opinion publique, la gazette parlée, le compère à la langue bien pendue, le messager secret, le confident bavard, une plaie bénéfique à dessein

entretenue au sein de la communauté.

Pour ridicule ou agaçant qu’il soit, on courrait un grand risque à ne pas tenir compte de ce qu’il murmure si sotte-ment. Cervantès a un certain nombre de choses à dire qui lui tiennent à coeur.

Comme Lope de Vega utilise dans ses comédies le bouffon Belardo, Cervantès parle par le truchement tant de Don Quichotte que de Sancho Pança.

Aussi bien Don Quichotte est son génie familier. Si Dieu eût fait naître Miguel de Cervantès hobereau dans un bourg de la Manche, il eût été celui-là. Ses propres aventures dans un tout autre milieu ne sont point différentes, mutatis mutandis, de celles du chevalier de la Triste Figure : il s’est attaqué aux mêmes moulins à vent, qui ont eu le dessus ; il a délivré les mêmes ba-gnards qui se sont moqués de lui. Seulement, comme par un effet héraldique d’abîme, Don Quichotte lui-même a un génie familier et qui se nomme Sancho, celui qu’il eût été si Dieu avait mis ses humeurs sous la peau d’un manant. Nul ne peut se débarrasser de son double.