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Ce fut la dernière sottise du chevalier errant : ramener les pacifiques à la violence et les pénitents au péché.

La gouvernante et la nièce ac-

cueillent tendrement l’égaré, et l’épouse de Sancho retrouve un mari à la fois plus sage, plus crédule et mûri

par l’expérience. Somme toute, quelle belle vie pour un paysan que de courir les monts et les vaux, les châteaux et les auberges, sans bourse délier !

Cervantès termine alors la première partie de son Don Quichotte sur une promesse : il contera dans la prochaine la troisième sortie de son héros.

Quelqu’un le devança, qui en 1614

fit paraître une seconde partie. Il signait Alonso Fernández de Avellaneda, un nom d’emprunt, et il cherchait simplement son profit dans l’opération. Cervantès se hâte ; il publie la vraie suite en 1615. Dans un prologue très spirituel, il raconte des histoires de fous à propos de son stupide imitateur. Don Quichotte lui-même proteste ; il ne se reconnaît pas dans le mauvais portrait qu’on a fait de lui : on n’a voulu retenir que ses échecs pour s’en gausser. Mais que sont devenus sa valeur et sa vertu, sa foi et son espoir ? Fallait-il passer sous silence la bonté, la fidélité et le courage de Sancho, noble écuyer, prêt à reprendre la route aux côtés de son maître et seigneur, tant pour le protéger que pour risquer sa propre chance ? Ils partiront. C’est la seule réponse non à la sotte calomnie, mais à l’appel de la gloire, claironnée aux quatre vents par douze mille exemplaires de la première partie.

Dulcinée leur échappe, envoûtée

par le Diable, qui en fait une vulgaire paysanne. Sur la route de Saragosse.

des comédiens les accablent d’une grêle de pierres. C’est bien la revanche mesquine du nouveau théâtre contre le roman, devenu célèbre. N’empêche que Cervantès demeure dans la mé-

moire des hommes plus que Lope de Vega. Un bachelier, avec sa mauvaise science et sa force défaillante, tente en vain de ramener Don Quichotte à la maison, à la Raison. Diego de Miranda, honnête homme, apprend à l’apprécier, mais blâme sa démesure lorsqu’il le voit affronter un lion en cage. Pourtant, à coeur vaillant rien d’impossible. Et la preuve, c’est que le pacifique animal lui tourne le dos. Cervantès, là-dessus, intervient pour guider ses lecteurs. Il ne veut pas choisir entre leurs interpré-

tations, toutes également plausibles. Il se borne à défendre la Poésie (c’est-à-

dire la création littéraire) « qui com-

prend toutes les sciences du monde, du moins la plupart ». Qui lui donnerait tort ? L’imagination n’a-t-elle pas peuplé notre monde intérieur et notre monde extérieur de concepts bouleversants et de machines fantastiques ?

Don Quichotte et Sancho assistent aux apprêts des noces du riche Gamache et de la belle Quiteria. Mais la jeune fille se fait enlever avant l’heure par le pauvre et fidèle Basile. Ainsi, la loi de la nature l’emporte sur la tricherie de la société. Notre héros s’en réjouit, et Sancho regrette le festin. Puis Don Quichotte descend au fond d’une caverne, s’endort, rêve et, à son retour, mêle et mélange dans son récit les données de downloadModeText.vue.download 557 sur 573

La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 4

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ses sens et celles de son imagination.

Le sceptique Sancho s’efforce de les distinguer ; un savant, plus averti, tiendrait compte des unes et des autres.

Mais quelle tâche difficile ! On le voit bien quand Don Quichotte se laisse prendre au boniment d’un montreur de marionnettes. Il en corrige pertinem-ment les invraisemblances, mais, victime de l’illusion comique, il intervient l’épée au poing en faveur d’un personnage, un vaillant chevalier amoureux menacé par une horde d’infidèles.

Ainsi, dans cette seconde partie, l’auteur, s’assimilant de plus en plus à son personnage, se détourne des problèmes que posait l’évolution de la so-ciété à un citoyen conscient et engagé.

Il est devenu à la fois plus sage, plus philosophe, plus écrivain. Il s’efforce de démêler et de définir les rapports complexes entre l’auteur et le livre, entre la réalité et ses aspects, entre les sens et l’imagination, entre la raison et la démesure, entre les choses et les mots.

Car la folie est partout et chez ceux qui se croient les plus sensés.

Le monde et même le grand monde

font une place à la déraison. Ainsi, un duc et une duchesse font un accueil triomphal — et dérisoire — au chevalier et à son écuyer, qu’ils traitent en bouffons. De fait, c’est l’essence

même de la noblesse que, follement, ils bafouent, c’est leur propre condition qu’ils renient ou qu’ils rabaissent par leur mesquinerie. Lorsque Sancho Pança est nommé par plaisanterie gouverneur de l’île de Concussion, son bon sens sait déjouer les perfidies, éviter les embûches et résoudre les embarras quotidiens. À eux deux, quelle belle leçon de politique généreuse, efficace Don Quichotte et Sancho donnent à nos sociétés, livrées aux faux prestiges et aux bas calculs, et à nos gouvernants, sordides, incapables et frivoles.

Sur la route de Barcelone, ils font la rencontre du généreux bandou-lier Roque Guinart et de ses soixante hommes. Le désordre est toujours le fruit de l’injustice. Mais Roque sait freiner ses propres excès. Bandit de grand chemin, il prend une sorte de droit de péage, souvent modéré, sur les voyageurs au bénéfice de la troupe. Car l’ordre véritable est toujours le fruit de la justice et de la discipline librement acceptée. Roque Guinart aide nos deux pèlerins nécessiteux de « son »

argent. Il leur donne aussi des lettres de recommandation auprès d’un chef fort cultivé de l’un des deux clans qui se disputaient alors le pouvoir réel en Catalogne. Le lucide Cervantès légitime ainsi par ce biais devant son public espagnol une dissidence politique en Catalogne.

Puis, curieusement, le roman s’en-trouvre au reportage objectif dans la manière de ce qui fut plus tard le journalisme. Car les expériences barcelonaises de Don Quichotte et de Sancho relèvent davantage de la rubrique ou de la chronique de presse que du roman.

On visite une imprimerie, on assiste aux brimades à bord d’une galère, on « participe » à l’abordage d’un bateau turc. Ce dernier récit est suivi de digressions pleines de sous-entendus politiques : les morisques exilés en 1609 devraient servir de lien entre Mores nord-africains et chrétiens espagnols, car leur alliance mettrait fin à l’odieuse tyrannie de la petite minorité turque sur l’Algérie et à la menace des Barbaresques sur les côtes d’Espagne.

Il y a même, à ce propos, une nouvelle galante digne d’un feuilleton dans un périodique.

Devant tant d’événements d’importance nationale et dans cette grande ville où l’individu est perdu dans la masse. Don Quichotte et Sancho perdent leur initiative ; ils deviennent et ils se sentent les jouets passifs de l’histoire qui se fait. Oui, il est grand temps que le bachelier Carrasco les ramène, vaincus, au village, à la maison, là où les individus trouvent leur vraie dimension. Une dernière fois, les deux bons amis rêvent d’une nouvelle métamorphose où ils deviendraient l’un le berger Quijotiz, l’autre le berger Pancino.

C’est que Cervantès a épuisé le

thème chevaleresque : ses héros ne parviennent plus qu’à faire des variations et des fugues à partir du motif, du leitmotiv, de la folle aventure en marge de la société établie. Il est grand temps que Don Quichotte laisse l’armure où il est engoncé pour la libre pelisse. Le bon chevalier reconnaît son erreur et le caractère utopique de la société dont il rêva et qui serait fondée sur la seule justice. Mais il se laisse prendre à une théorie bien différente et, certes, pleine d’attraits : et si l’homme renonçait à l’usage de la force, qu’adviendrait-il ? Le refus individuel de la violence, au sein d’une communauté agreste, politiquement et économiquement immuable, voilà la panacée. Pour le prouver, il n’est que de rester sur place, en ce tranquille village de la Manche, dont Cervantès ne veut pas rappeler le nom.