Belle Époque et
années folles
Aux salles traditionnelles du Boule-
vard vinrent s’en ajouter une dizaine d’autres à l’écart des Grands Boulevards, mais marquées du même
esprit que lui : Marigny, Renaissance, Réjane (théâtre de Paris), Athénée, Mathurins, Michel ; plus récemment, la Michodière, les Ambassadeurs, les Capucines, la Madeleine. Le « Paris by night » de la Belle Époque est une fête permanente, et le Boulevard y brille de tous ses feux entre le caf conc’ et les restaurants célèbres. Le théâtre de ce temps a fait illusion par son foisonne-ment. Les plus lucides ont bien vu qu’il s’était laissé contaminer tout entier par l’esprit du Boulevard. Le Boulevard régna en maître incontesté, parfois en se déguisant, jusqu’à l’entreprise du Vieux-Colombier, qui changea bien des choses à partir de 1913.
Il eut la chance d’être servi par de grands acteurs, qui, rivaux de la célèbre troupe de la Comédie-Française, furent les derniers monstres sacrés : Jane Granier, Albert Brasseur, Max Dearly, Cassive, qui créa la Dame de chez Maxim, Simone, interprète de Bernstein. C’est au Boulevard que Lucien Guitry et Réjane atteignirent le sommet de leur carrière. Chaque générale était une cérémonie mondaine avec ses rites.
Rien, ou presque rien, ne survit de ces triomphes d’un soir.
Tel est le cas de ce « théâtre
d’amour » dont Paris eut alors l’exclusivité. Ses grands chefs de file étaient Georges de Porto-Riche (1849-1930), avec Amoureuse (1891), le Passé
(1897), le Vieil Homme (1911) ; Maurice Donnay (1859-1945), auteur
d’Amants (1895) ; Henri Lavedan
(1859-1940), qui connut le succès avec le Marquis de Priola (1902) et le Duel (1905) ; Henri Bataille (1872-1922), triomphant avec Maman Colibri (1904) et la Phalène (1913).
Il en va de même pour un certain théâtre d’idées, dont François de Curel (1854-1928) s’est fait le champion : l’Envers d’une sainte (1892), la Nouvelle Idole (1899). Ses rivaux étaient Paul Hervieu (1857-1915), dont Jules Renard disait qu’il était « peigné impeccablement comme ses pièces », et Eugène Brieux (1858-1932), dont Blanchette (1892) et la Robe rouge
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La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 4
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(1900) illustrent le théâtre de bons sentiments.
Le pur esprit boulevardier, dénué de prétentions, sans complexe, triompha dans la comédie légère, riche en mots d’auteurs et en numéros d’acteurs.
Robert de Flers (1872-1927) et Gaston Arman de Caillavet (1869-1915) en firent une véritable institution parisienne (le Roi, 1908 ; l’Habit vert, 1913). Alfred Capus (1857-1922) leur disputa un temps la royauté du mot d’esprit. Tout cela est mort. Il reste davantage de Tristan Bernard (1866-1947 ; L’anglais tel qu’on le parle, 1899 ; le Petit Café, 1911) et surtout de Georges Courteline (1858-1929 ; Boubouroche, 1893 ; la Paix chez soi, 1903). Octave Mirbeau (1848-1917), lui, conserva dans le Boulevard un petit secteur pour l’esprit du théâtre libre (Les affaires sont les affaires, 1903).
Couvrant le premier demi-siècle
avec son avant-guerre, son entre-deux-guerres et son après-guerre, de 1900
à 1950, deux piliers du Boulevard parisien méritent une mention spé-
ciale. L’un fut son propre personnage et l’acteur de celui-ci : Sacha Guitry (1885-1957). Entre Nono (1909) et Palsambleu ! (1953), il donne des dizaines de comédies légères (Faisons un rêve, 1916) et des évocations historiques (Pasteur, 1919). Pour les uns, il a donné son Molière au Boulevard.
Pour les autres, il incarne l’abjection du genre.
Le théâtre d’Henry Bernstein (1876-1953) a disparu des programmes le jour même où mourut ce fabricant qui dirigea la plupart des salles de Boulevard, débutant dans le plus ancien, le Gymnase, où il eut Simone pour interprète, terminant dans le plus récent, les Ambassadeurs, avec Jean Gabin (le Marché, 1900 ; la Rafale, 1905 ; le Bonheur, 1932 ; la Soif, 1949 ; Evangéline, 1952).
Entre les deux guerres, le Boulevard a connu des triomphes symboliques et durables avec des pièces faites sur mesure pour un public complice et des comédiens que leur présence irré-
cusable, leur métier sans faille empri-sonnaient définitivement dans leur personnage : Victor Boucher dans les Vignes du Seigneur (1923), Alice Cocea dans la Petite Catherine (1930), Elvire Popesco dans Tovaritch (1933).
Les fournisseurs s’appellent Henri Duvernois, Louis Verneuil, Romain Coolus, Yves Mirande, Paul Nivoix.
Mais quelque chose a changé depuis le Vieux-Colombier. Le règne du Boulevard est battu en brèche par les théâtres du Cartel. Le triomphe de Siegfried chez Louis Jouvet en 1928 change le cours des choses. Des auteurs comme Alfred Savoir, Jacques Deval, Claude André Puget, Marcel Achard, s’ils dédaignent de moins en moins les succès faciles, sacrifient de temps à autre au théâtre littéraire. L’exemple le plus caractéristique est sans doute celui de Marcel Pagnol (1895-1974), qui, avec Topaze, en 1928, écrit une des pièces les plus fortes de cette époque. Mais, après le triomphe de Marius en 1929
(avec Raimu et Pierre Fresnay), il exploite sans vergogne le folklore marseillais. C’est peut-être parce qu’il n’a pas vraiment voulu échapper à l’emprise du Boulevard qu’Édouard Bour-det (1887-1945) est resté en deçà du grand théâtre, où il eût pu avoir Beau-marchais pour voisin. Le Sexe faible, les Temps difficiles, Hyménée, Père ne sont pas seulement des pièces bien faites. La profondeur de l’observation, la sûreté du métier, la fermeté de l’écriture en font des modèles du genre, mais l’esprit du Boulevard limite leur portée satirique. Il n’empêche que le Boulevard atteignait là une sorte de perfection. La meilleure pièce de Jean Cocteau, les Parents terribles (1938), n’est-elle pas pour l’essentiel une pièce du Boulevard ? Et, d’ailleurs, la démystification de la société bourgeoise passe par la parodie surréaliste du Boulevard, comme le prouve le chef-d’oeuvre de Roger Vitrac, Victor ou les Enfants au pouvoir, créé en 1928
par Antonin Artaud et repris après la guerre par Jean Anouilh.
Le Boulevard
d’aujourd’hui
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la découverte effrayante de l’univers concentrationnaire et de la mort atomique rendait dérisoire et odieuse la frivolité de l’esprit boulevardier. Le Boulevard semblait se survivre à lui-même dans ses bonbonnières aux stucs écaillés, dans son éternel salon bourgeois dont le style semblait suivre la mode des grands magasins. Le public ne s’est pas renouvelé. Les J3 de Roger Ferdinand ne sont pas restés fidèles au genre qui les a immortalisés pendant l’occupation. Pourtant, à la Libération, le Boulevard s’est trouvé un nouveau Sacha Guitry en la personne d’André Roussin (né en 1911).
En 1947, le triomphe de la Petite Hutte a fait figure de symbole. Depuis cette downloadModeText.vue.download 11 sur 573
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date, une bonne douzaine de pièces semblent avoir concilié la vieillesse du genre et la modernité de l’époque. Des noms autour de celui d’André Roussin font le lien avec l’avant-guerre : Michel Duran, Michel André, André Bira-beau, Jacques Deval, Marcel Franck, André Gillois. D’autres représentent les nouvelles générations : Raymond Castans, Albert Husson, Claude Magnier, Jean Marsan et surtout l’heureux tandem Barillet-Grédy. Les succès sont rares et souvent éphémères. Bien des spectateurs viennent, quel que soit le spectacle, retrouver en chair et en os les vedettes du grand et du petit écran.
Les succès du Boulevard ont toujours tenu plus à la présence d’excellents comédiens qu’à l’intérêt des pièces ou à la réussite des mises en scène.
Pierre Fresnay, François Périer, à côté de spécialistes comme André Luguet et Fernand Gravey, ont ainsi réservé à des petits riens un talent qui eût mieux servi les classiques ou les grands modernes. Périodiquement, de la production en série se dégage un produit fini de choix qui fait un gros titre au fronton et de grosses recettes à la caisse : le Don d’Adèle (1950), Boeing-Boeing (1960), Croque-Monsieur (1964),