« Marx est venu, comme le coucou, pondre ses oeufs dans un nid qui n’était pas le sien. »
Il n’empêche que le combat mené
par Marx contre d’autres factions sera victorieux et que, pour cette raison, on peut, à bon droit, identifier les progrès de l’implantation des sections de l’Internationale avec les progrès du communisme, même si ceux-ci ne se feront sentir que beaucoup plus tard.
Très faible au début, limitée à l’Angleterre et à la France, l’audience de l’Internationale se développe de 1868 à 1870, après la grave crise économique de 1867 en Belgique, en Espagne, en Italie, en Autriche, au Danemark, en Suisse ; l’organisation noue des liens avec les mouvements ouvriers d’Allemagne (par l’intermédiaire d’August Bebel et de Wilhelm Liebknecht) et des États-Unis (National Labor Union).
La lutte entre communistes et
anarchistes
Le communisme, au sein de la Ire Internationale, doit s’imposer dans une lutte sans répit contre la tendance la plus puissante du mouvement ouvrier, l’anarchisme*.
y Les thèmes de la lutte. L’opposition entre communisme et anarchisme est d’abord idéologique. Marx a soutenu contre Proudhon le primat de l’économie sur l’idéologie. Proudhon, en effet, dans le Système des contradictions économiques ou la Philosophie de la misère (1846), a exposé que
les rapports économiques ne sont que l’expression du droit et des idées dominantes. La propriété, par exemple, n’a pas son enracinement dans une structure économique et sociale, mais elle est fondée sur une idée qui s’est imposée par la violence : « La propriété, c’est le vol. »
Marx lutte contre Proudhon non
seulement parce que celui-ci renoue avec l’hégélianisme, avec lequel il a lui-même rompu, mais surtout parce que cette conception nourrit des illusions réformistes sur les possibilités d’une réorganisation du crédit, d’une politique des prix et de la monnaie, d’une mise en place d’associations ouvrières dans le cadre même du régime capitaliste.
Le deuxième point de divergence
concerne la lutte politique. Du fait de l’importance qu’ils donnent à l’idéologie, les anarchistes accordent une importance identique à la lutte individuelle et à la lutte collective ; ils privilégient — démesurément aux yeux de Marx — le complot, ce qui les rend proches des blanquistes. « 10, 20 ou 30 hommes bien entendus et bien organisés entre eux et qui savent où ils vont et ce qu’ils veulent en entraînent facilement 100, 200, 300 et même davantage [...] », écrit Bakounine. Marx s’en prend à cet individualisme qu’a justifié un des premiers théoriciens anarchistes, Max Stirner, dans son oeuvre l’Unique et sa propriété (1845). Il en dénonce les conséquences pratiques : refus des luttes politiques et du primat de la lutte politique — de la lutte contre le pouvoir d’État — sur les luttes économiques. « Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique, il n’y a jamais de mouvement social qui ne soit politique en même temps. »
Marx impose une résolution sur la nécessité de l’organisation politique (conférence de Londres, sept. 1871), considérant que, contre le pouvoir politique des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes, que cette constitution du
prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but su-prême, l’abolition des classes...
La place que Marx et les commu-
nistes assignent à la lutte politique dépend de la conception qu’ils ont de l’État, conception très différente de celle des anarchistes. L’État, pour Marx, est l’instrument de la classe dominante qui empêche la lutte de classes de se développer jusqu’à remettre en cause sa domination. Toute lutte de classes est une lutte politique, parce qu’elle doit prendre pour cible le pouvoir d’État, s’en emparer et le briser. Proudhon et Bakounine voient davantage dans l’État un instrument universel de servitude qu’un appareil de classe. En conséquence, ils refusent toute idée de dictature du prolétariat.
y Les étapes de la lutte. Les luttes que Marx mène contre les dirigeants exilés hongrois, polonais, italiens (L. Kossuth, G. Mazzini), qui veulent faire de l’Internationale une grande société de conspirateurs, cèdent rapidement la place au combat contre les proudhoniens, puis contre Bakounine.
Les proudhoniens imposent leurs
conceptions mutuellistes au congrès de Genève en 1866. Ils veulent « établir l’échange sur les bases de la réciprocité, par l’organisation d’un système de crédit mutuel et gratuit, national, puis international ; il ne s’agit pas de détruire la société, mais de l’aménager ». Attaqués au congrès de Lausanne (1867), ils sont battus au congrès de Bruxelles (1868) et à celui de Bâle (1869), qui adoptent les idées de propriété collective du sol, des mines, des carrières, des forêts, des moyens de transport.
Alors même que semblent triompher les thèses de Marx, de nouvelles difficultés surgissent du fait de l’opposition avec Bakounine* et les antiautoritaires.
Le conflit porte essentiellement sur trois points :
— le but à viser (Bakounine est pour l’abolition de l’État, le collectivisme, mais contre la dictature du prolétariat, le communisme) ;
— les moyens à employer (Bakounine préconise l’insurrection violente des communes ; Marx veut combiner l’action économique et politique, avec primat du politique) ;
— l’organisation de l’Internationale (Bakounine la veut décentralisée ; Marx la souhaite centralisée).
L’Alliance internationale de la dé-
mocratie socialiste, fondée en 1868
par Bakounine, demande à adhérer à l’Internationale et y est autorisée en juillet 1869, section par section. Le conflit commence à Bâle, en 1869, autour d’une discussion sur l’héritage, que Bakounine propose d’abolir (« Une vieillerie saint-simonienne », selon Marx). Survient la Commune*.
Bientôt, l’influence de Bakounine sera définitivement balayée. Marx fait triompher ses thèses à la conférence de Londres (17-22 sept. 1871) en faisant accepter l’idée de la nécessité du parti, organisation politique de la classe ouvrière. En même temps, on limite le fédéralisme en interdisant aux fédé-
rations de prendre des noms spéciaux (mesure qui vise tout particulièrement la Fédération jurassienne, bakouni-niste). L’année suivante, au congrès de La Haye, Bakounine est exclu de l’Internationale.
Le dernier congrès de l’Internationale se tient à Genève (1873), puis le siège de l’Association internationale des travailleurs est transporté, de la dé-
cision même de Marx, aux États-Unis ; elle survivra artificiellement jusqu’en 1876, date de dissolution du Conseil général.
Le communisme à l’étape
de la IIe Internationale
À partir de 1890, le marxisme l’emporte sur les autres idéologies du mouvement ouvrier. Même dans les pays latins, où les traditions anarchistes se maintiendront pendant longtemps, les partis ouvriers, pour l’essentiel, établiront leurs programmes et leur tactique sur une base marxiste.
Pourtant, il apparaît très difficile de distinguer le mouvement communiste
du mouvement socialiste. La rupture, si nette lors de la première étape, semble perdre son sens. L’histoire du mouvement communiste se confond avec celle, infiniment riche et complexe, du mouvement ouvrier, qui se développe sous de multiples formes (syndicats, coopératives, associations diverses).
De là, cette habitude des dirigeants communistes d’aujourd’hui à parler du mouvement ouvrier comme de leur mouvement. Dans les grands partis nationaux qui s’édifient, la lutte continue cette fois à l’intérieur du marxisme. Et c’est parce que le marxisme l’a emporté sur les autres courants de pensée que des orientations divergentes d’avec celles qu’il proposait apparaîtront sous la forme du révisionnisme. Le combat a son écho à l’intérieur de l’Internationale, où s’affrontent réformistes et révolutionnaires. L’essentiel du débat du mouvement porte sur la question : comment faire la révolution ? comment instaurer le socialisme ? Les clivages s’opèrent sur la conception du parti, du parlementarisme, de la guerre et finalement de la dictature du prolétariat entre ceux qui deviendront les ascendants légitimes des socialistes, d’un côté, et des communistes, de l’autre.