Moins bien reçue encore, de son
temps, que celle des autres impressionnistes (au sens large du terme), cette oeuvre édifie progressivement, sans les ruptures violentes qui suivront, un rapport nouveau de la nature et du fait pictural, premier en date des deux grands pôles qui orienteront le XXe s., le second étant représenté par la contestation culturelle du dadaïsme. Mis à part quelques académies du temps de ses études de dessin, Cézanne, dès ses débuts et un peu à la manière de Dau-mier*, s’évade de la représentation traditionnelle à la fois en transgressant certains des principes de la perspective « scientifique » instituée par la Renaissance et en fuyant le « fini » des académistes de son époque. Il enten-dra, selon les propos qu’ont recueillis ses divers interlocuteurs, réaliser dans son art une « harmonie parallèle à la nature » et « faire de l’impressionnisme quelque chose de solide et de durable comme l’art des musées ».
Cette répugnance à l’égard de l’aspect
« périssable » de l’oeuvre d’un Monet*
ou d’un Pissarro* nous met au coeur des conflits internes qui caractérisent la personnalité de Cézanne et dont on ne peut douter qu’ils aient déterminé non sa vocation de peintre, qu’une probable « sublimation » ne suffit pas à expliquer, mais du moins le cours de son oeuvre et sa fécondité.
On s’accorde à voir en Cézanne un
écorché vif, un immature affectif « vivant en retrait de la société ou lui manifestant malencontreusement son agressivité » (Dr Gaston Ferdière). Désarmé devant les tracas quotidiens et la difficulté des rapports humains, toujours insatisfait aussi, il choisit la fuite en de perpétuels changements de résidence.
Il cherche des refuges et, son mariage n’ayant guère été une réussite, déclare dans sa vieillesse : « Je m’appuie sur ma soeur Marie, qui s’appuie sur son confesseur, qui s’appuie sur Rome. »
Mais, jaloux de sa liberté (« personne ne mettra le grappin sur moi »), c’est encore dans le travail solitaire qu’il trouvera le meilleur réconfort : par-delà les incertitudes longtemps affichées et les crises de découragement (toiles détruites ou laissées inachevées), il y exercera une volonté qu’au vu du développement entier de son oeuvre on peut juger lucide et inflexible. Rebelle aux théories et n’empruntant, aux peintres qu’il admire, rien qui ne soit conforme à son authentique sentiment intérieur, il passera de l’expression provocante de sa subjectivité à des synthèses successives qui lui permettront, en reprenant contact avec la réalité sensible puis en la dépassant, de résoudre ses obsessions dans un parti créateur.
Il est commode de distinguer quatre phases dans cette évolution, mais sans perdre de vue que la dialectique qui s’y dessine d’étape en étape admet maints retours sur elle-même et qu’elle est souvent présente dans la dualité même de telle ou telle oeuvre prise en particulier.
Impulsivité romantique
Des tâtonnements initiaux à la maîtrise, les dix premières années, environ, de la carrière de Cézanne sont dominées par l’hypertrophie des effets, la projection d’une imagination romantique de caractère sensuel et souvent macabre, traduite dans une palette à dominante sombre : ce que le peintre, avec le verbe coloré qui lui était habituel, appellera plus tard sa « manière couillarde ».
Le rejet du métier académique assure déjà l’unité du contenu mental et de la forme plastique. Toute une série de portraits puisent leur robustesse dans le traitement au couteau à palette d’une
couleur épaisse remplaçant le clair-obscur. Les scènes à personnages, que semblent avoir parfois inspirées les gravures de la vie contemporaine publiées par des journaux comme le Magasin pittoresque, trouvent leur unité dans certains artifices de composition, contours appuyés, traitement par plans nettement différenciés en profondeur (Paul Alexis lisant un manuscrit à Zola, 1869-70, musée de São Paulo), compositions tournoyantes comme
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La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 5
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celles de l’Orgie (v. 1864-1866) ou de la toile dite Don Quichotte sur les rives de Barbarie (1870), et aussi dans la couleur, souvent d’une grande qualité (le Déjeuner sur l’herbe, v. 1868-1870) [ces trois toiles, coll. priv.].
Les figures, étonnamment baroques dans les trois dernières oeuvres, restent pourtant mal liées entre elles comme à l’espace ambiant. Aussi bien, dans les tableaux hallucinés où se projettent les fantasmes surtout sexuels du jeune peintre, cet espace, écrit l’esthéticien Jean Paris, « n’est pas d’ordre physique. [...] Si des lois le régissent, ce sont celles que Freud découvre dans l’exercice de l’inconscient... »
Mais, durant la même période, et en faisant son profit des exemples d’un Courbet* ou d’un Manet*, Cézanne affirme sa volonté d’opposer au sujet imaginaire le motif puisé dans la compréhension du monde visible, et de lui imprimer une stricte architecture, comme dans le Paul Alexis et Zola déjà cité. Plus encore que dans ces portraits et dans les premiers paysages, c’est dans le champ plus resserré de la nature morte, comme celle à la Pendule noire (1869-70, coll. priv., États-Unis), qu’il parvient à résoudre les relations de la surface, des formes et de l’espace en de purs rythmes picturaux.
Rencontre de
l’impressionnisme
En 1872 et 1873, Cézanne travaille en Île-de-France auprès de Camille Pissarro (« quelque chose comme le bon
Dieu », écrira-t-il plus tard). Il éclaircit sa palette, raccourcit sa touche, commence à remplacer le modelé par l’étude des tons. Pourtant, s’il cultive son intuition visuelle, sa « petite sensation », il évite de creuser l’espace par la perspective linéaire et de faire papilloter la lumière à la manière de Monet et de Pissarro. La Maison du pendu (1873, Louvre) conserve des formes ramassées, une matière épaisse posée avec une scrupuleuse lenteur. Mais, au même moment, la touche la plus brillante se met au service d’une veine imaginaire non tarie dans la tourbillon-nante seconde version d’Une moderne Olympia (1873, Louvre). Vers 1876, Cézanne a pleinement assimilé la leçon de l’impressionnisme. Il en utilise la touche brève et variée en direction, en observe les jeux de reflets qui, dans ses vues du Jas de Bouffan, se répercutent entre le plan d’eau de la villa et les feuillages.
Cependant, la tendance constructive se fait à nouveau jour dans le portrait puissamment maçonné de Madame
Cézanne au fauteuil rouge (1877, coll. priv., États-Unis), oeuvre presque bidimensionnelle comme les natures mortes de la même époque, et où l’air ne circule guère. En fait, de 1875 à 1882 environ, le peintre revient sans cesse à des expériences antérieures (ce qui rend les datations particuliè-
rement difficiles), il semble tâtonner, mais parvient ce faisant à une technique originale. Sa touche prend une orientation unitaire qui joue, dans les passages entre les formes, un rôle d’accompagnement. Les plans s’organisent avec autant de précision que de complexité, le coloris est intense : « Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. » La transformation prend toute son ampleur dans les natures mortes : outre le traitement des célèbres pommes (dont Meyer Shapiro affirme le contenu sexuel) en petites facettes accusant le volume avec très peu de modelé classique par l’ombre et la lumière, on y décèle une recréation de l’espace due au traitement identique des plans en profondeur et aux déformations du dessin perspectif ; les objets semblent être cernés par de multiples points de vision. Les contours à la fois fermes et allusifs permettent
à la touche colorée de jouer son rôle rythmique et unificateur d’un élément à l’autre de la composition : c’est ce que Cézanne appelle modulation.