On appelle souvent positivisme l’ensemble de la pensée d’Auguste Comte, bien que sa forme ultime n’ait plus grand-chose à voir avec la méthode définie en 1817 et élaborée jusqu’en 1842. Il convient donc de distinguer la méthode positive du système positiviste tel qu’on le trouve par exemple dans le Catéchisme positiviste de 1852.
La classification des
sciences ; la sociologie ;
les trois états
Plutôt qu’une méthode particulière, le positivisme est l’application aux sciences sociales et politiques des méthodes utilisées jusque-là dans les sciences positives (mathématiques et sciences expérimentales). Le développement inégal des différentes branches du savoir universel ne doit pas cacher l’homogénéité qui existe en fait entre les sciences : partant de la division entre les corps bruts et les corps organisés, Comte propose une classification des sciences selon un ordre de complexité croissant : astronomie, physique, chimie, physiologie végé-
tale et animale, physique sociale, qu’il appellera plus tard sociologie. Quant aux mathématiques, elles constituent la base de toutes les sciences. Cette classification est loin d’être originale, et l’apport de Comte ne consiste pas dans l’idée (classique depuis Aristote) de dresser un tableau hiérarchique des parties du savoir, mais dans celle d’accorder à la science politique et sociale la dignité des sciences d’observation ; c’est dans ce sens qu’on a pu dire que Comte est le fondateur de la sociologie.
Il écrit : « J’entends par physique sociale la science qui a pour objet propre l’étude des phénomènes sociaux,
considérés dans le même esprit que les phénomènes astronomiques, physiques, chimiques et physiologiques, c’est-à-dire assujettis à des lois naturelles invariables, dont la découverte est le but spécial de ses recherches. »
(Opuscules de philosophie sociale, 1819-1826.) Or, là encore, le développement de l’esprit est inégal dans les divers domaines du savoir, mais cette inégalité n’est pas arbitraire : ce sont les sciences les plus générales, comme l’astronomie ou la physique, qui ont atteint les premières le stade positif ; en fait, le développement de l’esprit humain est constant, et les étapes de son progrès inévitables. Toute science, toute connaissance passe nécessairement par trois états ou trois stades successifs : théologique, métaphysique et positif. « Ces trois états se succè-
dent nécessairement suivant un ordre fondé sur la nature de l’esprit humain.
La transition de l’un à l’autre se fait d’après une marche dont les pas principaux sont analogues pour toutes les sciences, et dont aucun homme de
génie ne saurait franchir aucun intermédiaire essentiel. Au stade théologique, l’esprit cherche l’explication des phénomènes qui l’entourent dans des forces supérieures, douées d’existence indépendante et personnelle : esprits, génies, dieux plus ou moins anthropomorphes. Au stade métaphysique, des entités abstraites sont substituées aux êtres personnels du stade précédent ; la recherche des causes devient la recherche de ce qui est en soi, ne dérive de rien, mais dont toutes choses dérivent : l’absolu, l’Être, Dieu.
Lors de ces deux premiers stades, l’esprit humain est également orienté vers
la recherche de l’origine, des causes premières et des causes finales ; toute connaissance est connaissance absolue de l’essence des phénomènes ; mais l’impossibilité de saisir le réel dans son objectivité condamne l’esprit théologique comme l’esprit métaphysique à l’incertain et à l’inutile. Seul l’esprit positif représente une véritable mutation de l’esprit, aussi bien dans l’objet de la recherche que dans la méthode.
Au stade positif, l’esprit renonce à la connaissance de l’absolu et lui substitue celle du relatif, c’est-à-dire des relations et des lois qui régissent les phénomènes qui nous entourent [...].
La philosophie universelle sera donc synthèse des connaissances relatives ; contre le dogmatisme de l’ancienne pensée qui ne pouvait subsister que par la destruction et la négation : l’esprit contre la matière, l’âme contre le corps, le vrai contre le faux, la pensée nouvelle est positive d’abord parce qu’elle vise l’harmonie, l’organisation, la construction [...]. On emploie le mot positif comme le contraire de négatif.
Sous cet aspect, il désigne l’une des plus éminentes propriétés de la vraie philosophie moderne, en la montrant destinée surtout, par sa nature, non à détruire mais à organiser. »
La synthèse positiviste
Comte ne fonde pas seulement une
méthode universelle d’analyse et de connaissance, il pose également la possibilité d’une synthèse de toutes les branches du savoir dans une philosophie universelle : « La vraie philosophie se propose de systématiser autant que possible toute l’existence humaine individuelle et surtout collective, contemplée à la fois dans les trois ordres de phénomènes qui la caracté-
risent, pensées, sentiments et actes. »
On le voit : le stade positif est un moment du progrès de la pensée vers le savoir, et aussi l’avènement d’un état de synthèse entre les différents niveaux relatifs de l’existence humaine.
Cependant, la pensée de Comte n’est pas dialectique : la synthèse n’est pas un dépassement ou une solution de contradictions, une « négation de la négation ». Au contraire, c’est dans le même temps qu’elle opère sur le rela-
tif que la pensée positive est synthé-
tique. En fait, les deux significations du terme positif voisinent sans que soient repérables un passage ou une articulation : il y a glissement de sens. En effet, d’une part, le positif est le réel et le relatif, par opposition au chimérique et à l’absolu ; d’autre part, le positif est le synthétique par opposition au négatif. D’un sens à l’autre, c’est tout le mouvement de la pensée de Comte et son ambiguïté qui se révèlent : l’esprit positif ne pourrait pas à la fois ban-nir l’idée d’absolu et se donner pour tâche ultime l’instauration de la philosophie universelle ainsi définie. Il y a donc un glissement dans la pensée de downloadModeText.vue.download 13 sur 587
La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 6
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Comte entre les deux grandes périodes créatrices.
Sociologie et religion de
l’humanité
C’est le statut de la sociologie qui révèle le mieux cette ambiguïté du positivisme. Comme toute science, la physique sociale parviendra au stade positif, lorsqu’elle aura renoncé aux chimères métaphysiques et deviendra capable de connaître les lois objectives qui régissent la structure et le développement des sociétés. Mais, en même temps, elle prendra conscience de sa propre vocation sacrée, qui est de permettre une systématisation totale, l’avènement d’un ordre humain positif.
L’idée fondamentale de l’objectivité des phénomènes sociaux, qui est à la base de toute recherche sociologique, rencontre chez Comte une intuition plus fondamentale encore, celle du progrès, de l’inévitable maturation de l’homme et de la société. En 1842, il écrit : « La destination de la société parvenue à sa maturité n’est point d’habiter à tout jamais la vieille et chétive masure qu’elle bâtit dans son enfance, comme le pensent les rois ; ni de vivre éternellement sans abri après l’avoir quittée, comme le pensent les peuples ; mais à l’aide de l’expérience qu’elle a acquise de se construire avec tous les matériaux qu’elle a amassés l’édifice
le mieux approprié à ses besoins et à ses jouissances. » Ainsi, l’analyse positive des faits sociaux rencontre l’idéal messianique d’un avenir plus conforme aux aspirations humaines. En même temps qu’elle révèle la structure des phénomènes sociaux, leur dynamique et les lois qui président à leur développement, la sociologie représente l’esprit positif dans son achèvement. Alors que les autres sciences, même parvenues au stade positif, représentent le négatif de l’esprit qui s’affirme dans la science mais n’organise pas le réel, la sociologie, dans son projet, vise surtout la réorganisation du réel : la réforme scientifique et intellectuelle n’a de sens en sociologie que comme préparant la révolution sociale. L’exigence de positivité dépasse l’exigence méthodologique définie plus haut ; en fait, elle se fonde sur le souci, fondamental chez Comte, d’assigner à la « vraie philosophie » un objet et un but qui soient le réel dans sa totale positivité. Or, le réel ainsi défini, c’est l’humanité : « En cherchant seulement à compléter la notion de l’ordre réel, on y établit spontanément la seule unité qu’il comporte.