En même temps s’affirmait un nouvel équilibre formel, proche de celui de la sinfonia d’opéra, et qui devait demeurer celui du concerto durant deux siècles : la coupe en trois mouvements vif - lent - vif, le premier mouvement adoptant la forme d’un rondo (refrains à l’orchestre, couplets au soliste). Dans ses 454 concertos pour les formations les plus variées, Vivaldi affirma la vocation « virtuose » de cette forme musicale, vocation qu’elle devait développer de plus en plus. En Allemagne, Jean-Sébastien Bach s’inspira du cadre formel vivaldien, mais en l’amplifiant et surtout en en enrichissant l’écriture et l’expression. Ses six Concerts pour divers instruments, dits « brandebour-geois », apogée du concerto grosso (qui se trouve dépassé dans le cinquième, avec son importante partie de clavecin), se réclament non moins, et jusque dans leur titre, de la libre formule dialoguée à la française. Par ailleurs, Bach fut le créateur du concerto pour clavier et orchestre (de un à quatre clavecins), curieusement négligé par les Italiens, et qui, aux mains de ses fils, demeurera pendant longtemps une sorte de spécia-
lité familiale. Dans sa Suite en « si »
mineur pour flûte et cordes, il appliqua le principe concertant à la forme de la suite de danses. Son prolifique compatriote Telemann composa de
ces suites concertantes par centaines.
Händel, quant à lui, créa le concerto pour orgue et orchestre. Le concerto pour violon à l’italienne fit une entrée tardive, mais glorieuse, en France avec Jacques Aubert (1735) et surtout Jean-Marie Leclair. La formule du concert à la française, affirmant de plus en plus sa vocation intime, donna les chefs-d’oeuvre du genre dans les Pièces de clavecin en concerts de Rameau (1741).
L’apparition du dithématisme et de la forme sonate détermina un changement radical de la structure formelle du concerto vers le milieu du siècle.
La forme sonate, caractéristique du premier mouvement de symphonie
(exposition de deux thèmes - développement - réexposition), fut aménagée, en ce qui concerne le concerto, de ma-nière à comprendre deux expositions successives : la première à l’orchestre seul (demeurant au ton principal), la seconde faisant intervenir le soliste, souvent avec un thème nouveau qui lui appartient en propre, et adoptant le plan tonal « normal » (avec passage à la dominante ou au relatif). Un point d’orgue avant la coda permet l’insertion d’une cadence de virtuosité, laissée au choix de l’interprète jusqu’à l’époque de Beethoven (le premier, il imposera les siennes). Le mouvement lent et le final du concerto classique adaptent les formes correspondantes de la symphonie (lied, rondo, voire variations). Aux mains de Mozart, le concerto atteint à sa perfection suprême, à un point d’équilibre qui ne sera pas surpassé.
La virtuosité des membres du fameux orchestre de Mannheim est à l’origine du genre de la symphonie concertante, pour plusieurs solistes, adaptation aux formes nouvelles du concerto grosso et qui connut une vogue aussi brillante qu’éphémère, principalement en France, entre 1770 et 1790. Avec Beethoven, le concerto prend des dimensions gigantesques, cependant que son caractère symphonique s’accuse, la puissance de l’orchestre exigeant d’ailleurs un surcroît de force et de vir-
tuosité de la part du soliste. Le XIXe s.
accusera dans un sens divergent les deux tendances du concerto beethové-
nien : courant symphonique avec Schumann, Brahms, Max Reger ; courant virtuose, d’un goût pas toujours très sûr, avec Weber, Mendelssohn, Chopin, Liszt, Tchaïkovski et leurs nombreux émules, chez qui l’éclat extérieur ne parviendra pas toujours à masquer le vide de l’inspiration. La disparition totale de l’orchestre de chambre, la fixation de formations instrumentales types en musique de chambre (quatuor, trio), caractéristiques du siècle romantique, ne seront guère favorables à la formule du concert à la française, dont les rares exemples (Concert à six de Chausson) annoncent les tendances de notre siècle. Du reste, à l’exception de l’habile et éclectique Saint-Saëns, les musiciens français semblent peu tentés par le grand concerto de bravoure romantique, auquel ils préfèrent des formules plus souples, plus libres, plus intimes (Ballade et Fantaisie de Fauré, Variations symphoniques de Franck, Poème de Chausson, etc.).
L’hypertrophie des dimensions et
des effectifs, qui affecte le concerto tout autant que la symphonie au début du XXe s. (Concerto pour piano avec choeur d’hommes de Busoni), amène, au lendemain de la Première Guerre mondiale, une réaction brutale et salutaire. À la faveur du mouvement néoclassique, dit « retour à Bach », des années 1920, le soliste virtuose romantique doit abdiquer sa primauté.
L’orchestre de chambre opère un retour en force, et avec lui les formations restreintes les plus variées, favorables à une renaissance tant du concerto grosso (Martinů, Ernest Bloch, Dum-barton Oaks de Stravinski, etc.) que du concert à la française (Albert Roussel, Vincent d’Indy, Guy Ropartz, Philippe Gaubert, Francis Poulenc et, à l’étranger, des pages aussi diverses que le Concerto pour clavecin de Falla, les Kammermusik I-VII d’Hindemith, le Concerto pour 9 instruments de Webern, la Petite Symphonie concertante de Frank Martin ou le Concerto pour orchestre de Bartók). La forme du concerto connaît également d’inté-
ressantes extensions scénico-visuelles, notamment chorégraphiques (Aubade de Poulenc, et, à notre époque, diverses
oeuvres de Bernd-Alois Zimmermann).
Si le grand concerto de soliste suivant la tradition, rajeunie, du XIXe s. reprend glorieusement ses droits avec Bartók, Berg, Schönberg, Prokofiev, Ravel (Concerto pour la main gauche), Jolivet et bien d’autres, il coexiste désormais avec les formules les plus variées.
Enfin, dans la musique du second
après-guerre, si la forme traditionnelle du concerto semble avoir disparu en même temps que celle de la symphonie, et pour de semblables raisons (fin du langage tonal, éclatement spatial, sources électroniques, etc.), le principe même du dialogue concertant demeure plus vivant et plus actuel que jamais.
On assiste même depuis une quin-
zaine d’années à un développement prodigieux de la virtuosité instrumentale et à une forme toute neuve de coopération entre l’interprète et le compositeur. La bande magnétique elle-même ouvre des perspectives inouïes au dialogue concertant, le soliste pouvant se répondre à lui-même ! Le goût croissant pour les formations peu nom-
breuses et individualisées, voire aléatoires, fait apparaître plus actuel que jamais le principe du libre concert, cher à Couperin et à Rameau, après deux siècles de royauté du grand concerto de virtuosité issu de Vivaldi. Époque de synthèse et de contradictions, le XXe s.
finissant saura-t-il réconcilier concer-tare et conserere ?
H. H.
A. Schering, Geschichte des Instrumen-talkonzerts bis auf die Gegenwart (Leipzig, 1905 ; 2e éd., 1927). / H. Engel, Das Instru-mentalkonzert (Leipzig, 1932). / M. Pincherle, Corelli et son temps (Alcan, 1933 ; 2e éd., Plon, 1954) ; Antonio Vivaldi et la musique instrumentale (Floury, 1948 ; 2 vol.) ; « le Style concertant » dans Histoire de la musique, t. I (Gallimard, « Encycl. de la Pléiade », 1960). /